ETAPE 5 : FREIBURG



Ecole démocratique
Kapriole

J'aime mon métier. Je l'ai choisi consciemment. J'ai travaillé dur pour devenir professeur.
J'avais des principes et des projets plein la tête quand j'ai débuté.
J'ai vite compris que dans ce système je ne pourrais pas les mettre en œuvre aussi rapidement que je ne l'avais envisagé. Alors j'ai tenu bon. J'ai essayé de progresser par étape, de me donner de nouveaux défis chaque année pour construire une organisation en laquelle je croyais.
J'ai passé beaucoup de temps à rassembler et concevoir mon propre matériel. J'ai lentement développé des stratégies pour convaincre les parents et l'administration. Les efforts déployés sont éprouvants mais les résultats sont là.
Cependant je me suis résigné sur certains objectifs que je m'étais fixé, notamment au niveau du travail en équipe. Je n'ai trouvé le moyen de développer l'esprit collectif que dans ma propre classe. La coopération entre professeurs, la mutualisation du matériel, la synergie des recherches ne s'opèrent pas. Les réunions restent les mêmes moments ennuyeux où personne ne s'engage et où les visions s'opposent plus qu'elles ne se complètent.
Aussi le simple fait que je doive chaque année partir de presque zéro en terme d'autonomie des élèves et que l'année suivante tout soit anéanti me fait déprimer.
Alors j'ai commencé à perdre espoir. Un enseignant est une personne comme les autres avec ses moments de faiblesses, ses remises en questions et ses doutes sur les aboutissants de son travail.
Est-ce que je veux vraiment être professeur des écoles ?
Est-ce que le jeu en vaut la chandelle ?
A quel point mon travail me rend-t-il heureux ?
Alors plutôt que de fuir en présentant ma démission j'ai entrepris ce voyage pour aller voir ailleurs.

En arrivant à l'École Démocratique Kapriole je me suis demandé quels merveilleux conseils j'allais pouvoir trouver. J'étais loin d'imaginer à quel point cette découverte allait m'affecter.




Apparemment on enseigne le français ici...

J'ouvre la porte. Je viens de mettre le pied dans un autre monde, sur une autre planète.
Martin, un jeune professeur m'accueille. Il m'invite à me déchausser.
Nous progressons dans les couloirs d'une école de plein pied.



Des enfants courent en chaussettes en riant. Chaque classe porte le nom d'un pays avec une carte indiquant le lieu. En regardant par les fenêtres je découvre des univers complètement différents. J'ai tout de suite repensé à la "mésologie", la façon d'habiter les lieux, évoquée par Henri Louis Go ...









Nous arrivons dans ce qui ressemble à un petit gymnase. Il y a une dizaine d'adultes et une vingtaine d'enfants de tous les âges. Un ordinateur relié à un vidéo projecteur affiche un tableau de comptabilité sur le mur blanc. Je débarque en pleine réunion hebdomadaire. Pourtant des personnes entrent et sortent régulièrement. Un enfant ouvre la fenêtre par pure curiosité. Cela ne semble gêner personne. On entend des enfants crier derrière la porte. Un élève se lève discrètement et va leur demander poliment de se taire. Les échanges en allemand ont l'air sérieux mais ponctués de rires. J'essaye de traduire sur mon téléphone quelques mots pour comprendre le sujet de la conversation. Les membres de l'école sont en train de répartir le budget de l'année. Un élève distribue la parole et les enfants comme les adultes argumentent, font des remarques, insistent sur certains points.
J'assiste indéniablement à une démonstration de démocratie intergénérationnelle et ça me plaît !
Je repense aux films en noir et blanc de l'école de Summer Hill. C'est la seule occasion où j'avais pu observer une telle pratique dans une école. Je me dis alors que les conseils que j'essaye de ritualiser dans ma classe semblent rudimentaires à côté de celui-ci.
Niklas un des professeurs, se lève et prend la parole pour clôturer la réunion. La salle se vide. Je me présente à lui. Niklas s'est proposé de répondre à mes questions car il est l'un des plus anciens membres de l'équipe. Il a coopéré à l'agrandissement de l'école pour accueillir des élèves des classes secondaires. L'école Kapriole a vingt ans. Il y a 150 élèves dans l'établissement. On est donc à moins de quinze élèves pour un adulte. C'est un détail qui sera important par la suite.
À 10 heures du matin les enseignants se rassemblent une demi-heure dans la salle à manger pour discuter, prendre un café et manger un morceau. Je remarque que la plupart des enseignants sont jeunes. Les rapports ont l'air amicaux entre eux. L'ambiance est décontractée.
Un groupe de jeunes filles entrent et commence à sortir des accessoires et ingrédients des placards de la cuisine. Elles veulent préparer un brownie. Les adultes n'interviennent pas jusqu'à ce qu'elles s'aperçoivent qu'elles n'ont pas d’œuf. Elles vont chercher de l'aide auprès d'un membre de l'équipe enseignante qui leur propose de chercher sur internet. En quelques minutes elles trouvent la solution et utilisent de la pomme de terre rappée en remplacement. En fait la pause était terminée, les cours avaient déjà commencé.
Je ne suis resté que quelques jours à l'école Kapriole.
Je pouvais circuler librement de salle en salle.
Ce qui m'a le plus subjugué c'est la relation qu'ils entretiennent entre eux, adultes et enfants. Je n'ai observé aucun signe "d'autorité", aucun enseignant s'énerver, aucun enfant ne manquer de respect, aucune dispute, aucun heurt malgré le fourmillement de l'activité.
On pourrait mettre ça sur le compte des origines sociales des enfants. On pourrait prétendre qu'ils sont déjà bien éduqués à la maison. Néanmoins j'ai eu affaire à ce public "bobo" comme on dit en France et il arrive souvent que les élèves issus des classes moyennes voire aisées soient élevés comme des enfants rois tout aussi compliqués à aborder. 
Il y a certes des problèmes dans l'année, m'avoue Niklas, mais c'est si peu par rapport au nombre de conflit que l'on doit régler chaque semaine dans un établissement classique qu'il est bon de le remarquer. Croyez-en mon analyse, c'est bien l'organisation même de l'école qui a développé ces comportements sociaux.
Les classes sont des ateliers, il n'y a qu'une seule salle avec un tableau noir accroché au mur dans l'école. Les enfants sont très souvent en interaction et en autonomie. Ils viennent voir un adulte, quand ils en ont besoin, par exemple pour demander qu'on leur ouvre un placard pour prendre le robot afin de continuer la programmation de celui-ci, pour qu'il les aide à continuer un projet notamment à la menuiserie ou simplement pour qu'il joue avec eux.
Rappelez-vous le taux d'encadrement est élevé, les enseignants peuvent donc passer plus de temps individuellement avec les enfants, ce qui développe une certaine complicité et une action plus efficiente. En effet c'est l'idéal quand on veut passer des consignes ou expliquer quelque chose. Le petit groupe d'élève ou l'individu seul est beaucoup plus réceptif. L'enseignant peut mieux s'adapter aux différences propres à chaque élève et évaluer leurs niveaux de compréhension. Les élèves sont aussi amenés à se débrouiller tout seul et on leur fait confiance. Ils font des erreurs, progressent par tâtonnement mais réussissent toujours à résoudre les problèmes qu'ils rencontrent. Les enseignants sont là pour leur apprendre ce dont ils ont besoin. Mais la demande doit venir de l'enfant lui-même. C'est décisif.
Aussi proposent-ils des activités auxquelles les enfants peuvent s'inscrire.


Chaque adulte doit être polyvalent et flexible pour répondre au mieux aux demandes des élèves mais il a ses spécificités et son emploi du temps. Ainsi quand les enfants veulent passer des examens les enseignants en charge leur proposent des cours particuliers par discipline. Aussi le taux de réussite et les commentaires des professeurs suivants au sujet des enfants passés par Kapriole sont excellents. 
Est-ce encore une histoire de déterminisme social ?
Pour mieux comprendre le retour que peuvent avoir les élèves de l'expérience à Kapriole je vous propose d'écouter Jérémy, un élève de 16 ans qui est arrivé à l'école après avoir passé le début de sa scolarité dans le système classique. Je pense qu'un tel raisonnement ferait du bien à tous les enfants, à toute la société.


Lors de cette interview j'ai commencé à apercevoir un des paramètres essentiels de cette école démocratique : la communication. C'est la compétence dont dépendent toutes les autres. J'ai discuté, en anglais avec bon nombre d'élèves dont certains étaient assez jeunes. L'aisance avec laquelle ils échangent est extraordinaire. On sent bien que la parole de l'autre est respectée et que le langage, qu'il soit verbal ou non, est fortement sollicité dans leur quotidien.

Le repas est aussi l'occasion de discuter librement.
A Kapriole on mange végétarien et biologique. Encore un truc de "bobo" me direz-vous. En France aussi on essaye de manger bio et circuit court dans les cantines. Ici c'est simplement une décision collective de baisser le prix du repas tout en permettant de manger sainement.



Lors des repas j'ai pu rencontrer d'autres professeurs.
Parmi eux j'ai eu la chance d'en interviewer trois : Martin, Florian (qui parle super bien français) et Niklas.



J'ai commencé par leur poser la même question.
Ce que partagent ces trois personnages c'est notamment le jugement qu'ils ont de leurs propres scolarités : ce n'était surement pas la meilleure manière d'occuper leur temps ...
1/ Pourquoi êtes-vous venu enseigner à Kapriole ?



Comme dit Niklas, la forme scolaire frontale qui fait office de référence est probablement obsolète. Aussi est-elle l'héritage d'une époque très guerrière (Napoléon, guerre de Prusse, deux guerres mondiales ... en un siècle et demi...) La pédagogie scolaire aurait donc conservé une certaine organisation militaire afin de créer des soldats compétitifs et obéissants.


L'agencement des classes n'a effectivement pas changé : chacun à sa table assis sur sa chaise face au tableau noir (ou numérique) et au bureau du maître qui transmet les connaissances frontalement sous l'écoute attentive des enfants en veillant scrupuleusement à garder le contrôle sur ces têtes vides qu'ils faut remplir au moins aussi vite que les autres.


Même les tout-petits ont eu droit à leur tout-petits mobilier, leurs bancs et leur tables bien rangés.


Montessori et Kergomard ont certes laissé quelques empreintes à leurs passages, comme les "coins d'activités libres" et les "ateliers par petits groupes" dans les écoles maternelles ...


Mais on épargnent pas pour autant les enfants d'accomplir des tâches dont ils ne comprennent pas l'intérêt. Plus ils grandissent plus on leurs demande d'ingurgiter des savoirs dont ils n'ont aucune saveur. Personne n'envisage l'avenir de l'école différemment et ce depuis très longtemps.


Tout autre changement qui ne garantirait pas l'ordre et la discipline, la sélection efficace qui isole les élites des autres citoyens, la compétitivité de nos cerveaux face à la concurrence internationale, n'est envisagé que sous la forme du chaos et de la destruction. On en oublierai presque que l'inefficacité de système scolaire actuel est probablement déjà la cause ou du moins la conséquence de notre actuelle décadence.


2/ Peut-on changer l'école ?



3/ Le phénomène des écoles démocratiques peut-il prendre de l'ampleur ? 



4/  Pourquoi certains enfants n'aiment pas aller à l'école ?




5/ L'école peut-elle changer la société ?




6/ Quel principe te semble essentiel dans la pédagogie développée à Kapriole ?




7/ Quel intérêt pédagogique y a-t-il à pratiquer la démocratie direct à l'école ? 



8/ Quand la liberté est réellement vécue à l'école est-elle forcément génératrice de bruit ?



Voilà ...
Maintenant je repense à ma vie d'enfant, d'adolescent.
Quand j'étais en maternelle il y avait la "boîte à calmer", c'était un gros carton d'emballage dans lequel tu allais quand tu avais fait une bêtise. Souvent les rixes étaient réglés à la va-vite et tu te retrouvais, innocent, à passer 20 minutes dans le noir total. Tu pouvais entendre les chuchotements de certains enfants qui se moquaient.
Bref, j'en ai fait des cauchemars, parfois j'en pissais même dans mon froc à l'idée d'être enfermé dans la "boîte à calmer" ...
Quand j'étais à l'école primaire, le maître nous tirait les oreilles quand on parlait. C'était super humiliant, limite on tombait à genoux devant notre bourreau quand il les tordait bien fort. La classe était extrêmement silencieuse ... On cherchait en cachette des gros mots dans le dictionnaire au fond de la classe ... On jouait au foot à la récré ... Il y avait un chien qui s'appelait Pénélope et on avait construit un immense circuit de billes dans la terre. Après on nous l'a interdit.
Bref, c'était à peu près tout ce dont je me rappelle de cette période.
Mes deux dernières années d'école primaire je les ai passées chez mon maître Gilou à faire des trucs de fou ! Il y avait la "boîte à idée", une boîte aux lettres dans laquelle on glissait des propositions de projets qui nous intéressaient. On en discutait chaque lundi matin et on décidait démocratiquement de leur réalisation.
Je me souviens de chaque instant, de semaines entières jusqu'à la moindre bestiole qu'on avait dans les "crevariums", qu'on les appelait, et pas des "vivariums" parce que les insectes finissaient toujours par crever. On a fait la tournée de notre pièce de théâtre dans tous les petits villages environnants ; on a écrit un livre qui a été imprimé et vendu en librairie ; on a aménagé un sentier dans la forêt en construisant des ponts, défrichant et ponctuant l'itinéraire de panneaux explicatifs ; on a pressé un journal bimensuel ; on a passé une semaine à la mer chez nos correspondants ; on les a accueilli une semaine pour leur faire visiter le département ; on a bivouaqué en montagne et on a vu les anneaux de Saturne pour de vrai dans la lunette du télescope ...
Bref on venait même en cachette à l'école le weed-end pour continuer notre cabane dans l'arbre.
C'est deux ans m'ont sauvé.
Le reste de ma scolarité, jusqu'à la fac, fut la lente et progressive révélation que le système dans lequel j'évoluais ne me voulait pas forcément que du bien. L'humiliation, l'injustice, l'inutilité, et l'ennui m'ont convaincu que ce système n'avait que pour simple objectif de forcer les élèves à avoir peur du système, de l'autorité pour obéir et nous préparer ... A quoi au juste ? A faire sa place en donnant des coups de coudes ? C'est à ça que ressemble la démocratie ?
Les rares professeurs qui m'ont positivement marqué sont d'une infime proportion.
Mais eux aussi essayaient comme ils pouvaient de nous faire avaler la pilule. Eux aussi obéissaient aux ordres de leur supérieur hiérarchique et ne remettaient pas en question les programmes. Ils acceptaient le but final de l'examen et l'ordre des choses. Ils cautionnaient la compétition qu'ils y avaient entre nous. Mais ils essayaient d'être enthousiastes malgré tout.
Ils ne m'ont pas appris à me révéler au grand jour mais à me faire une peau de caméléon.

A part ça Freibourg c'est très joli, très propre, dynamique avec des universités. Les gens votent verts et l'immobilier est assez cher.


Il y a des aspects de l'Allemagne quand même, quand je repense à ce que dit mon oncle alsacien : "c'est un peu la France en mieux ... sauf pour la bouffe et les paysages."
Sérieusement, il y a un certain point, quand ils décident de faire quelque chose, ils le font à fond et la plupart du temps bien.
Rien qu'à voir l'utilisation des vélos dans cette ville et la manière dont ils ont prévu un immense parking entre la bibliothèque et l'université du centre ville.
C'est pratique, c'est efficace, c'est allemand.


Ces jours passés à la Kapriole m'ont vraiment apporté quelque chose de puissant : une alternative.
J'aime mon métier. Je ne veux pas le quitter parce que je veux aider et la priorité sont les enfants des banlieues des grandes villes. En même temps si je ne peux rien changer et que je commence à avoir fait le tour, je peux toujours me faire une nouvelle vie, dans la nature. Pas trop de pollution, pas trop de voiture, l'école pas loin de la maison et devant moi la perspective de nouvelles aventures.
Franchement, si c'était en France et qu'ils cherchaient un prof, j'aurais signé.
Je crois qu'au final c'est vraiment ça que je voudrais faire.
Y participer ou créer ma propre école avec des potes ...
Ma vie serait tellement plus, relax, ouverte, pertinente, créative, palpitante ...
Bref "Es ist pragmatisch"
"Prost freunde !"
 Merci vous m'avez rendu un grand service ...


En déambulant la nuit dans les rues de Freiburg je fus attiré par la chanson "know your enemy" du groupe Rage Against the Machine.
Il y avait une manifestation de personnes devant la mairie.
Ils protestaient contre l’arrestation d'un activiste écologiste chez lui et son emprisonnement arbitraire sans qu'il puisse consulter un avocat simplement à cause du fait qu'il s'était adressé aux politiciens à la télévision allemande pour leur dire que si ça continuait comme ça c'est des cailloux et pas des voix qu'ils allaient recueillir ... "Incitation à la violence" soi-disant ... Pour moi, c'était simplement bien dit.


La marche et la prise de parole furent paisibles mais nous étions bien encadrés par les CRS.
Les manifestants ont déplié leur banderole sur laquelle était écrit :
"C'est ce à quoi ressemble la démocratie" ...


Merci infiniment chers amis de la Kapriole.
Au plaisir de vous revoir ...

Prochain article sur une fabuleuse école Montessori à Lyon.
Certes elle est privée et catholique mais elle m'a réservé beaucoup de surprises !

Merci pour votre intérêt ! A bientôt !