ETAPE 3 : BRUXELLES



Ecole Decroly
Ecole du peuple Molenbeek



Capitale européenne d'une richesse architecturale et culturelle remarquable.









L'école que je devais visiter se trouve à Uccle, la banlieue sud d'origine ouvrière mais maintenant très bourgeoise, habitée notamment par quelques exilés fiscaux français comme notre très cher patron Bernard Arnault...
Mais cela, Ovide Decroly ne pouvait pas y songer quand en 1907 il acheta cette merveilleuse bâtisse située près d'une forêt, l'Ermitage, afin de créer une des premières écoles modernes dans laquelle il a mis au point une pédagogie qui reste encore une référence un siècle après.
S'occupant tout d'abord des enfants "irréguliers", car il se refuse à parler d'anormaux ou d'handicapés, Decroly veut faire évoluer une école réservée à une élite vers une école adaptée à tous les enfants. L'école obligatoire n'est promulguée en Belgique qu'en 1914.







Ici aussi formidable accueil !
Françoise, ancienne directrice et maintenant responsable du centre d'étude m'a même remis les clés de la chambre de bonne à l'étage. Nos échanges à l'écrit comme à l'oral ont été passionnants. Je n'ai malheureusement pas eu la chance de l'interviewer mais je reviendrais avec plaisir.
Le système éducatif belge est captivant. On pourrait croire que nos pays "cousins" aux liens autrement plus riches que la francophonie possèdent des scolarités similaires mais en de nombreux points elles diffèrent.
En France nous avons trois types d'établissements : le secteur public si cher aux valeurs de la République, le secteur privé sous contrat avec l'État où les salaires des enseignants sont tout de même à la charge du contribuable et le secteur privé indépendant où les frais sont entièrement payés par les parents. Le système belge et plus particulièrement celui de la capitale est bien plus diversifié ce qui a pour effet de procurer une plus grande autonomie aux écoles mais de créer aussi une certaine concurrence entre les différents réseaux.
L'école Decroly a réussi à préserver son originalité et reste fidèle à sa pédagogie malgré les tentatives d'uniformisation qu'implique certaines politiques notamment celle des traités européens. Et oui là aussi la Commission y a mis son nez : compétences communes, évaluations généralisées, carte scolaire ...
La dynamique de l'équipe enseignante est hors du commun. Le projet d'école de presque 20 pages est rédigé avec soin et permet une cohérence dans la démarche de la maternelle à la fin du secondaire.
Je ne suis pas suffisamment spécialiste pour résumer les principes fondamentaux mais je vais quand même m'y risquer. N'hésitez pas à me reprendre si quelque contresens j'ai pu laisser entendre...

"Par la vie, pour la vie"

Médecin et psychologue de formation Ovide Decroly avait le soucis de considérer l'enfant comme un tout : un être social, un acteur de ses apprentissages, un futur citoyen, une personne à part entière. Pour l'époque il s'agissait d'une révolution. Les centres d'intérêt des élèves étaient enfin considérés comme les bases de l'apprentissage !
Ses recherches lui ont permis de déterminer que le développement de l'enfant se fonde sur l'exploitation coordonnée de trois facultés : l'observation, l'association et l'expression.
Chaque année les élèves ont un cahier d'observation. Ils vont utiliser à "leur manière" l'écrit et le dessin pour "asseoir" leurs représentations et leurs expériences du réel notamment en contact avec la nature.
Ce qui donne lieu ensuite à un partage des points de vues, un questionnement collectif dans l'esprit d'aboutir à une conception commune. Il s'agit d'une approche "inductive" des savoirs : on ne part pas d'une leçon imposée, on la construit ensemble.
Tout ceci nécessite le développement de compétences expressives que ce soit dans le but de communiquer à l'oral, à l'écrit, artistiquement, corporellement ou de rechercher des informations dans des productions référencées.
C'est de la nécessité que l'on tire une utilité des apprentissages et qu'ils prennent tout leur sens. Du concret vers l'abstrait, et il n'y aurait pas d'élève en "difficulté" mais des individus "particuliers".
Decroly rejette toute forme de dogmatisme. Il n'y a pas de méthode mais plutôt des démarches comportant des "invariants", pour reprendre le terme de Célestin Freinet.
L'activité de l'enseignant doit être progressiste, elle doit s'adapter aux changements de la société.
L'élève s'épanouit sans être sanctionné par une notation en référence à un cadre trop rigide, une boîte dans laquelle il faudrait rentrer. Le retour qu'on lui fait de ses apprentissages met en avant les réussites puis les aspects à renforcer ce qui l'encourage à construire un projet personnalisé.
Si ce système fonctionne, et il fonctionne apportant en supplément une solidarité tant regrettée dans notre société, vous me direz qu'il faudrait l'appliquer à une échelle plus large, notamment dans les milieux défavorisés.
C'est la décision qu'a prise Aleksandra Kokaj.


En parallèle de son travail comme professeure de sociologie à l'école Decroly elle a réussi à rassembler des amis enseignants autour d'un projet ambitieux et novateur. Elle et ses associés se sont donc réunis pendant de nombreux mois pour concevoir une école à pédagogie active dans un quartier populaire de la banlieue de Bruxelles dont le nom doit vous dire quelque chose : Molenbeek ...
Le sérieux de leur démarche et la cohérence de leurs réflexions leur ont permis de convaincre l'Institution d'obtenir un bâtiment et la possibilité d'inventer une école extraordinaire, l'école du quartier, l'école du peuple. Chacun apportant son expérience ils ont pris de nombreuses bonnes idées dans différents courants pédagogiques et ont dû innover pour trouver de nouvelles formes d'organisation afin de s'adapter à la population.
Lors des premières réunions de présentation de l'école ils ne s'attendaient pas à un tel raz de marée de parents en demande d'une telle initiative. L'école se situe aussi dans une zone "intermédiaire" de l'agglomération en terme de niveaux de vie. Ce brassage social et ethnique, elle l'encourage et voici son argumentation en sa faveur :


Pour elle il y a de nombreux tabous à casser dans le milieu de l'éducation. Au niveau politique elle déplore que les enseignants ne soient pas plus consultés. Selon elle ce sont eux les mieux placés pour analyser les failles du système. Les institutions ont tendance à vouloir uniformiser l'éducation alors qu'il faudrait laisser plus de liberté aux acteurs sur le terrain pour qu'ils puissent adapter le fonctionnement de chaque école aux conditions dans lesquels ils déploient leurs efforts.
Elle reconnaît que l'enseignement nécessite forcément un engagement social. On doit faire preuve d'une éthique professionnelle qui implique que l'on ne peut pas être neutre sur certains sujets. Il y a des principes essentiels qu'il faut défendre mais ce combat fait rarement l'unanimité. Il règne souvent une forme de normalisation du corps enseignant et celui qui prend trop plaisir et fait preuve d'un dynamisme particulier passe souvent pour l'élément perturbateur. Il finit par avoir la "phobie" de la salle des maîtres où il a le sentiment que son enthousiasme n'est pas toujours partagé. Mais tout cela elle ne s'en est jamais trop embarrassé. Elle préfère avancer démasquée. C'est sur l'épanouissement des enfants qu'il faut se focaliser. Comment faire en sorte qu'ils s'émancipent, développent leur autonomie et soient encouragés à la coopération. Aleksandra vit sa profession comme une chercheuse. Avec l'équipe enseignante ils ont notamment réfléchi sur le principe d'évaluation et la place de la performance dans la pédagogie de leur école.


Dans leur école "populaire" ils s'attendaient à retrouver des niveaux très hétérogènes. La différenciation pédagogique est donc un objectif majeur. Comment faire en sorte que les élèves puissent progresser à leurs rythmes dans un esprit de solidarité ?


Je vais suivre avec attention l'évolution de leur école en espérant un jour pouvoir la visiter.
Si seulement je pouvais participer dans un projet comme celui-là dans la banlieue parisienne ...


Les profs ont une forte propension à parler de leur profession.
Dans la salle des maîtres de l'école Decroly on assiste souvent à des débats passionnants.
J'ai eu la chance de rencontrer Anabelle Harckman. Elle enseigne le français et la littérature à des enfants du collège au lycée. Mais bénévolement elle participe aussi à l'aide aux devoirs auprès d'enfants défavorisés, ceux qui n'ont pas la chance d'avoir des parents pouvant s'occuper d'eux dans le cadre scolaire.


En me rappelant la "légende du Colibris" si chère à Pierre Rabhi, elle m'a expliqué avoir ressenti le besoin de "faire sa part". Elle voulait être en contact avec tous les milieux sociaux. En travaillant avec des enfants plus jeunes elle souhaitait aussi comprendre les différentes étapes de leur évolution.
Elle utilise beaucoup le théâtre qui est un support d'apprentissage exceptionnel à tous les niveaux et à tous les âges. Le fait de se dévoiler aux autres permet de développer la confiance en soi. La prise de parole demande une certaine prise de risque qui, soutenue par le groupe, invite l'individu à se dépasser. De plus Anabelle insiste sur le fait que le théâtre donne la possibilité de comprendre différentes personnalités, différentes manières de penser, de réagir. Quand on joue un rôle on conçoit que dans la vie aussi on doit souvent adapter son jeu à l'auditoire, on étoffe son registre de communication. Pour les adolescents cela permet également de développer un regard critique sur le rapport qu'ils ont à leur propre image. Inconsciemment souvent ils se construisent un personnage en fonction d'un environnement de surexposition médiatique. Parfois le jugement des autres les pousse à s'éloigner de leur identité et certains se retrouvent prisonnier d'un costume qui ne leur correspond pas.
Elle aussi parle du métier d'enseignant comme d'une profession nécessairement engagée cherchant à la moindre occasion pour créer une dialectique avec ses élèves.


Quel bonheur de discuter avec une personne aussi captivée. Elle a une créativité débordante. Ses étudiants doivent être heureux de travailler avec elle. Humblement elle admet qu'ils tirent sans doute du sens de ce qu'ils sont en train d'apprendre.
L'objectif de ce film est tout autant d'analyser les systèmes éducatifs que de recueillir un maximum de conseils pour améliorer ma propre pratique. Alors j'en ai profité pour lui demander comment faire pour que la routine ne s'impose pas dans notre métier.




Avant de partir j'ai eu la chance d'avoir un entretien avec la directrice de l'école primaire :
Hélène Gutt.


Hélène est une personne perspicace et prévenante. Ses prises de paroles sont posées, ses conseils avisés. On sent bien qu'elle possède les compétences pour endosser les responsabilités de la fonction de directrice.
J'avais bien étudié le projet d'école avant de formuler mes questions.
Tout d'abord je voulais savoir quels dispositifs l'équipe éducative mettait en place pour expliquer aux parents les enjeux spécifiques à leur pédagogie.
Mis à part la lecture du projet d'école, sa lisibilité est encouragée par des contacts directs avec les enseignants. Les réunions et les journées portes-ouvertes leur permettent d'illustrer leurs propos en montrant et présentant les outils et le travail des enfants. Il faut aussi savoir qu'à l'école Decroly l'association des parents d'élèves a un rôle décisionnel important, ce qui implique aussi un engagement régulier de ceux-ci dans les activités de l'école. "C'est un travail de longue haleine". L'école est ouverte aux parents, mais avec parcimonie, car il faut aussi donner la possibilité aux enfants de développer leur propres ambitions, de prendre le risque de faire des erreurs sans ressentir le besoin de plaire aux yeux des parents. Il faut aussi préserver la légitimité des enseignants à être les spécialistes en terme de pédagogie et de didactique (je reviendrai plus tard sur la différence entre les deux). On constate alors qu'il n'existe pas de système "infaillible", mais que l'équilibre d'une structure éducative demande un débat régulier et régulé garantissant le statut et les compétences de chacun.
Le rôle des directeurs est alors un rôle de médiateur qui garanti une approche constructive dans le respect des objectifs fixés par le projet d'école.

Ma visite en Belgique a soulevé un dilemme inattendu dans le raisonnement sur l'efficacité du travail en équipe.
Dans ce pays, et bien d'autres dans le monde, l'autonomie des établissements est considérée comme un facteur indispensable au dynamisme et à la cohérence de l'enseignement dans les différentes classes.
A l'école Decroly le recrutement se fait sur CV et entretien et c'est le directeur qui évalue le travail des enseignants, mais ceux-ci bénéficient d'un statut qui les rend "prioritaires" au bout de deux ans, c'est à dire qu'à partir de ce moment-là, la direction est obligée de leur proposer un poste s'il y en a et surtout, l'avancement des rémunérations est immuable : ce sont des barèmes qui font que le salaire des enseignants augmente régulièrement et personne, ni aucune évaluation ne change rien à cette évolution. C'est un fonctionnement que l'on pourrait qualifier d'un peu plus "libéral" comparé au nôtre. Mais en même temps n'est-il pas davantage pragmatique ? Comment considérer que l'enfant a besoin de continuité dans son parcours scolaire si les enseignants sont libres d'employer la pédagogie qu'ils veulent, qu'elle soit bonne ou mauvaise ? Comment créer une émulsion collective si les éléments d'une équipe éducative sont mutés en fonction de vœux géographiques sans forcément l'adhésion préalable à un projet pédagogique ? Comment reconnaître qu'une évaluation tous les 3 ans ou plus par un inspecteur qui passe rarement plus d'une heure dans la classe est moins arbitraire que celui d'un directeur présent toute l'année dans l'école ?
Cela soulève quelques contradictions avec les principes du système éducatif français qui prône d'avantage "la liberté pédagogique individuelle" des enseignants et "un mouvement et une évaluation académique des personnels" qui garantirait l’égalité de traitement des agents du service public et la protection de ceux-ci face à une hiérarchie en laquelle les français restent sceptiques.
Je ne peux me déclarer partisan de l'un ou l'autre modèle par pure honnêteté intellectuelle, mais je me dois d'ajouter que l'on peut craindre à juste titre que la libéralisation de notre système éducatif entrainerait une paupérisation du système scolaire. Les établissements des secteurs privilégiés disposant de plus de moyens et d'une situation globalement plus confortable attireraient davantage les enseignants parmi lesquels les meilleurs seraient naturellement sélectionnés. Ensuite si les directeurs d'écoles deviennent les supérieurs hiérarchiques et exercent une autorité sur les pratiques pédagogiques faudrait-il encore qu'ils soient correctement formés à cela et que ce fonctionnement comporte des "gardes-fous", car on pourrait aisément glisser vers un système antidémocratique aux antipodes du progrès social.
Réaliser un film documentaire ce n'est pas imposer des préjugés personnels, mais au contraire rentrer dans une dialectique objective afin de tirer le meilleur des témoignages de cette aventure réflexive.
Voici quelques arguments pour une gestion plus "souple" et autonome des établissements scolaires. Pour ma part il me semble à la fois cohérent et pertinent, si l'on s'accorde à viser l'amélioration de l'action éducative. De plus j'adore quand on titille les réactionnaires et conservateurs ...





Note personnelle :

Nous autres "français" n'aurions-nous pas minimisé l'impacte de la guillotine dans notre inconscient collectif ? Cela pourrait expliquer notre scepticisme vis à vis des têtes dirigeantes, des donneurs de leçons. 
Le refus permanent d'obéir aveuglément à des "supérieurs" fait-il de nous les irréductibles défenseurs des droits de l'homme ? On se méfie de ceux qui confisquent la démocratie et imposent leurs règles par ordonnances.
Que feraient-ils de nos jours de la rédaction d'un cahier de doléances ? 
Auraient-ils l'arrogance de nous rappeler qu'en temps de crise on ne peut prétendre à de la brioche quand on a même pas les moyens de s'acheter du pain ? 
Si l'éducation est si chère, quel sera le prix de l'ignorance ?


J'ai besoin de vacances.

Direction le Cinéma Nova puis Gant pour un festival de film expérimental.





 EIKI Family !