ETAPE 10 : FINLANDE



 

La Finlande est la première destination où je suis resté un mois entier.
En plein hiver c'est un peu comme habiter dans un refuge d'altitude. Si tu n'as pas le bon équipement tu peux y perdre un doigt.


Avant de partir un canadien m'avait conseillé de toujours prévoir un journal, quelques bûches de bois et une boîte d'allumettes lors des longs déplacements en voiture, au cas où je tomberais en panne...


J'ai emporté mon équipement de ski, que j'ai ensuite dû me trimbaler jusqu'au Brésil mais ça valait le coup. Il fallait absolument que je visite ce pays pour mieux comprendre son système éducatif tant plébiscité. Il y a en effet depuis quelques années une "Finlande Mania", depuis que ce pays est arrivé en tête du classement PISA, Programme International pour le Suivi des Acquis des élèves, et confirme cette position année après année. Les établissements finlandais sont alors apparus dans bon nombre de reportages élogieux et de documentaires parmi lesquels celui de Mickaël Moore "Where to invade next" et le film français "Demain" de Cyril Dion et Mélanie Laurent. Vous pouvez visionner ces deux extraits dont je partage le lien.
Mon objectif étant de compléter et nuancer ces visions parfois idéalisées des sociétés scandinaves, je dois cependant vous révéler que ce qui est dit dans ces deux films est vrai. Je vous l'annonce : nous avons beaucoup de leçons à recevoir de l'éducation nationale finlandaise. Il était cependant nécessaire de passer un peu plus de trois jours dans une école pour comprendre le modèle social et l'environnement culturel dans lequel s'est développée la pédagogie "à la finlandaise".



J'ai donc débarqué à Helsinki, invité par un très bon ami français, Nico, professeur lui aussi, et sa femme Noora, artiste joaillière finlandaise. Merci les amis, je vous dédicace cet article !


La cathédrale luthérienne.


Noora et Nico vivent à Lauttasaari, une petite île en banlieue de la capitale.


Très prisée l'été pour ses petits cabanons en bord de mer baltique.


Mon ami Nico, d'origine toulousaine, m'avoue être tombé amoureux de ce pays, de ses paysages magnifiques et de l'art du sauna, mais par 20°C en dessous de zéro et avec moins de cinq heures de soleil par jour c'est parfois difficile à vivre.


 


Nico travaille à l'Institut français. Il dispose donc d'un réseau bien tissé de professeurs de français dans le secondaire et d'expatriés travaillant au lycée français d'Helsinki. Cet établissement, à la base privé, est devenu publique en 1977 après son rachat par l'État.
J'ai eu la chance d'interviewer le directeur Kari Kivinen.
Alors M. Kivinen, selon vous, qu'est-ce qui fait la réussite du système scolaire finlandais ?


Ce qui caractérise l'évolution du système scolaire finlandais c'est le fait qu'ils soient allés au bout de leur raisonnement. Ils n'ont pas commencé par chercher le succès à quelconque test international. Ils se sont évertués à améliorer la réussite de leurs élèves en estimant juste de reconnaître les spécificités de chacun et pertinent d'introduire l'exploration et la manipulation concrète dans leurs pédagogies. Pour cela il leur a fallu accepter de retarder l'apprentissage académique, comme l'approche purement littérale de la langue. En Finlande les enfants n'apprennent à lire qu'à l'âge de 7 ans alors qu'en France on introduit déjà la transcription graphique des sons deux ou trois ans avant... Certes le finnois est une langue dite "transparente", toutes les lettres écrites sont prononcées, mais la grammaire est tout aussi complexe que la nôtre. La différence linguistique n'est pas l'unique critère sur lequel on peut expliquer le succès des étudiants finlandais.
Ce qui distingue ce système de celui des autres pays de l'OCDE c'est le temps qu'on laisse aux enfants pour explorer de manière autonome le monde qui les entoure. Ils "épuisent" en quelques sortes leurs curiosités selon leurs affinités afin de faire émerger naturellement le désir d'apprendre.
Selon Kari la grille d'évaluation de PISA est taillée pour le système finlandais. Elle valorise la faible inégalité des niveaux des élèves et met davantage à l'épreuve l'expression du raisonnement logique que la restitution des connaissances théoriques.
Au fil de la discussion j'ai voulu en savoir plus sur le fonctionnement du système finlandais.
Deux questions me taraudaient l'esprit à propos des raisons de leur efficacité en la matière.
Comment peut-on avoir des bâtiments modernes, du matériel hightech, des effectifs raisonnables en classe et des professeurs bien formés et plutôt bien payés, tout en étant un des systèmes scolaires les moins coûteux de l'Union Européenne ?
Comment peut-on respecter le principe d'une éducation égalitariste quand les établissements sont gérés de manière autonome, davantage comme dans le privé. Qu'est ce qui fait que l'autonomie des établissements et le recrutement au profil des enseignants ne créent pas du clientélisme donc des inégalités entre les différentes classes sociales ?


Impossible de transposer un processus démocratique... Le leur est basé sur l'équité. Ce qui oblige une certaine autonomie territoriale octroyée par l'institution. En France nous avons un fort attachement à l'égalité et de surcroît à l'harmonisation. La "Res Publica" est une et indivisible. Les textes seront les mêmes pour tous les enfants de la nation. L'uniformité ne se discute pas, le débat est plié. Si vous considérez que vous manquez de liberté pédagogique, c'est en dehors du système publique qu'il faudra la trouver.
Pourtant, ils ont l'air de bien s'en sortir les finlandais... Leur système est pragmatique, personne ne se jalouse et ils ne manquent pas de fraternité. L'autonomie des établissements semble donner plus de liberté aux enseignants donc d'adaptabilité aux différents besoins des élèves et par conséquent d'efficacité. Ils n'ont même plus besoin d'inspecteurs pour les surveiller...

J'ai alors rencontré Noellie, enseignante de Français Langue Étrangère (FLE) en Finlande depuis plusieurs années, curieux de savoir quel effet ça faisait pour une prof française de se retrouver au sein d'une institution si bienveillante. Elle m'a confié son analyse sur le système finlandais...


Ah... la dictée quotidienne, administrée à tous les bambins comme remède miracle à la décadence orthographique, elle même associée à une des causes principales de la déscolarisation, de l'inaptitude au travail et donc, le syllogisme est trop tentant, responsable du chômage des jeunes.
Une stratégie qui semble manquer d'expertise pédagogique et de connaissance du terrain. En effet comme le dit Noellie, les professeurs ont besoin de diagnostiquer eux-mêmes leurs élèves pour savoir de quoi ils ont besoin, non pas théoriquement mais réellement. Organiser les objets d'enseignement au regard des difficultés concrètes des élèves semble une évidence d'efficacité.
Comment voulez-vous, par exemple enseigner l'accord du participe passé à un élève de CE2 qui ne sait pas encore identifier un verbe ? Comment voulez-vous aborder la soustraction à retenue quand l'élève ignore toujours combien il y a de dizaines au nombre quatre-vingt-dix ?
Ces situations elles sont vécues chaque année et dans n'importe quelle école. On essaye tant bien que mal de faire des groupes de niveaux, des cours d'aide personnalisée, des projets personnalisés de réussite éducative. Mais on ne peut pas arrêter la machine école. Parce qu'il faut les préparer à l'année suivante. Il faut qu'ils aient acquis les prérequis pour passer le prochain niveau. C'est le système qui participe à la déscolarisation parce qu'on ne laisse pas le temps aux professeurs de différencier leurs apprentissages en fonction de leurs élèves. 
En Finlande on leur laisse la possibilité de travailler là dessus, collégialement, sans la menace supérieure d'un programme couperet qui produit indéniablement une auto-censure et une déconsidération des enseignants qui chercheraient à inventer, à "penser à côté" comme disait Einstein. La formation des professeurs est aussi essentiellement composée de pratique en situation réelle avec un retour en classe sous forme de travaux dirigés entre paires ; il y a très peu de cours magistraux et de partiels. On considère le pédagogue comme un chercheur ; en France on le considère davantage comme l'exécuteur/évaluateur d'un programme.
Et je n'aime pas ce mot "programme". Ça sonne trop "informatique"ou "télévisuel". 
En finnois on dit : opintosuunnitelma, le plan d'étude.

J'ai visité plusieurs établissements à Helsinki, tous très différents mais tous semblables de par leur esthétique bien scandinave et leur spéciosité ergonomique, dans le sens évoqué par Célestin Freinet : l'art d'habiter les lieux.

Une cuisine de salle des profs.


Une salle de réunion :



Le numérique est omniprésent et on finit par ne plus s'en étonner. Chez nous on a une classe sur dix qui est équipée d'un tableau numérique.



En aparté, de voir tous ces gamins de 4 ans fixés devant des écrans, je reste malgré tout sceptique ... Je vous invite à vous intéresser à Philippe Bihouix, ingénieur en low-tec, et son ouvrage "Le désastre de l'école numérique : plaidoyer pour une école sans écrans."

 
En revanche il faut insister sur le fait qu'en Finlande les enfants sortent très souvent dehors. Ils acquièrent une forte expérience par l'utilisation de l'observation de la nature comme support d'apprentissage en classe. Les "outils numériques" sont souvent utilisés l'hiver quand les élèves sont calfeutrés à l'intérieur.
Kari Kivinen me confia d'autre part que la pièce la plus importante dans une école finlandaise c'est la bibliothèque. Chaque école en possède une et c'est un vrai lieu de vie où les enfants passent beaucoup de temps. Il y a aussi une menuiserie et les après-midis sont souvent occupés par les travaux manuels, le sport et la pratique artistique. La manipulation concrète est aussi omniprésente dans les enseignements.




Aussi ne faut-il pas oublier que c'est le pays qui a créé le Nokia 33-10, téléphone le plus vendu au monde. Tout est interconnecté, il y a la 4G du sauna de la salle des profs jusqu'au au fin fond de la toundra.

Dans la première classe que j'ai visitée, les élèves utilisaient leur smartphone pour répondre à des tests dont les résultats étaient projetés en direct au tableau.
 




Cette séance, j'ai pu l'observer dans la classe de Krista Kaipainen, une jeune prof de français et d'anglais au Lycée Mattlidens de Espoo, la ville voisine. Elle a étudié et travaillé en France. C'est la première à avoir répondu positivement à ma demande d'interview.
Autrement que le confort matériel, c'est le confort intellectuel dont bénéficie les enseignants finlandais qui m'a le plus frappé. Ils sont épanouis et fiers de ce qu'ils font. Leur salaire n'est pas mirobolant, comme on a tendance à le dire, et les études sont ardues, mais les candidats au concours sont toujours très nombreux.
J'ai alors eu la chance de lui demander comment elle expliquait cet enthousiasme qu'ont les enseignants finlandais à exercer leur activité.


Krista nous déclare fièrement qu'elle est heureuse dans son travail parce qu'elle est inventive et qu'elle y exprime sa personnalité en toute liberté. C'est on ne peut plus clair.
Je me souviens alors de Anabelle, enseignante à l'école Decroly de Bruxelles. Elle disait qu'un prof qui est coupé de sa créativité perd le sens de son métier. Si sa pédagogie est trop conditionnée par des programmes figés alors elle n'est plus vivante. L'enseignant n'éveille pas l'élève au monde qui l'entoure car lui-même n'a pas la place de l'introduire dans son enseignement.
J'avais une autre question à poser à Krista en rapport avec ce qu'elle avait pu observer en France.
Est-il vrai que les élèves finlandais aiment tous aller à l'école ?


Chaque élève compte, chaque élève est important dans le groupe. Tout le monde doit se sentir respecté et considéré.
Il semble que la société soit en train de perdre le sens de cette mission dont est chargée l'école. Comme le dit Thierry Lemahieu, la société est devenue plus individualiste. Les pédagogies dites "nouvelles" considéraient l'enfance comme un moment de vie unique et vital. Si un enfant s'épanouit durant cette période il y aura beaucoup plus de chance qu'il continue sur cette lancée étant adulte. C'était bel et bien un rêve de fraternité qu'elles voulaient raviver.
Mon instituteur de primaire, Gilou, m'a dit un jour un truc comme ça : si tes élèves aiment venir à l'école, c'est signe que tu as déjà fait un bon bout de chemin.
J'ai eu de la chance de l'avoir croisé dans ma vie, cet instit'. Alors que beaucoup de français ont complètement éclipsé la partie scolaire de leur enfance, personnellement, il me faudrait commencer un autre blog pour énumérer les nombreux souvenirs de cette époque.
Est-ce que tous les enseignants finlandais sont, plus ou moins, comme Gilou ?
J'avais besoin de plus de témoignages. Je suis alors allé à la recherche d'élèves à interviewer.
Théa, qui a vécu les deux scolarités, a bien voulu en discuter.


Théa m'a ensuite confié qu'elle avait eu quelques bons profs en France. Ce n'est pas le problème. C'est un ensemble de choses qui font que l'élève est moins à l'aise pour prendre la parole, ce sentiment qu'on ne lui donne pas le temps d'apprendre, la possibilité de se tromper.
Ce qu'on remarque aussi en l'écoutant c'est que la société finlandaise semble bien plus altruiste que la nôtre. C'est une société plus matriarcale. Beaucoup d'hommes travaillent à mi-temps pour s'occuper des enfants par exemple. Kari me disait que le pays a un des plus hauts taux de femmes diplômées. Si les études sont importantes pour la mère alors elle éduquera ses enfants en ce sens. Ceci est un autre élément de compréhension. Mais pour comprendre davantage la société finlandaise il fallait que je quitte la capitale. Paris n'est pas la France comme on dit chez nous ...
Noora m'a alors proposé une excursion à 500 km plus au nord du pays. Ses parents ont un petit chalet sur la plage de Kalajoki.


En hiver le paysage change totalement ...



La mer est gelée sur quelques dizaines de centimètres d'épaisseur et plusieurs kilomètres de long. On entend craquer la couche de glace sous l'effet du ressac.



La tante de Noora est directrice de l'école Rannan Koulu à Ylivieska, une petite ville de quinze mille habitants un peu dans les terres.


J'ai appris qu'il existait en finnois une dizaine de noms pour le mot "neige".
Pendant la journée on a vu tomber au moins trois sortes différentes de flocons.


Les journées d'école sont effectivement assez légères en comparaison à celles des petits français.
Les tables sont en petits groupes et les activités se succèdent de manière rythmée. On commence en chantant en anglais ou par un exposé puis on enchaîne sur une séance de grammaire ou de mathématiques. Vous me dirait : "Quelle est l'originalité ?"
Ce ne sont pas tellement les techniques ou les savoirs enseignés qui sont différents en Finlande, on a aussi des leçons au tableau, on s'exerce également sur des cahiers. C'est plutôt la manière dont on considère les enfants, le rythme qu'on leur inflige qui est très différent.




Très souvent les portes de la classe s'ouvrent et les élèves peuvent aller faire leurs exercices où ils veulent, jusque dans le gymnase ou le hall de l'école par exemple.


Ou bien certains peuvent être accompagnés d'une aide individuelle. Car dans chaque établissement il y a un personnel qui permet aux enfants rencontrant des difficultés d'être accompagnés plus rapidement, presque instantanément, dans la suite même de la leçon. Ici il s'agit d'une petite salle de classe juxtaposant les autres, où les élèves qui le souhaitent peuvent venir faire leur exercices accompagnés d'une enseignante spécialisée et de matériel pour manipuler. La différence avec notre réseau d'aide à nous, le RASED qui a été réduit aux seuls établissements en zone prioritaire, c'est qu'elle suit en parallèle les apprentissages de la classe. Il ne s'agit pas de cours décrochés sur le temps de classe qui, même s'ils sont souvent efficaces et nécessaires, pénalisent parfois l'élève qui "manque" une séance avec ses camarades et l'enseignant qui doit faire en sorte que celui-ci la rattrape. J'ai remarqué que les enfants se sentent moins stigmatisés puisque ce sont eux qui choisissent de bénéficier de ce soutien et qu'ils regagnent le groupe rapidement, sans le sentiment d'avoir "raté" quelque chose.



Entre chaque séance d'une heure, les élèves sont libres une vingtaine de minutes puis on enchaine avec la suivante, souvent la suite d'un projet, d'une recherche, d'un exposé.
Ici la création d'un jeu de questions sur la géographie des pays scandinaves. 




Bref, les élèves sont rarement assis à leur table et ils ont souvent le droit de bouger et communiquer librement en classe. Comme dirait Martin de l'école Kapriole, ce n'est pas du bruit, "it's motion", c'est du mouvement et toute activité génère naturellement du mouvement.
Ce fonctionnement est possible parce que les écoles sont construites ainsi, multifonctionnelles, et que les élèves sont généralement moins de 20 par classe. On en revient perpétuellement au même point : baisser les effectifs. Il doit bien y avoir un graphique qui illustre l'inverse proportionnalité du nombre d'élèves par classe avec les résultats scolaires...



Enfin les enfants vont manger un repas frugal et s'en vont dehors profiter de la nature, faire du ski de fond aux abords de l'école, du patin à glace ou de la luge.
Au retour de la pause les activités proposées sont souvent manuelles, artistiques ou sportives, chose commune à toutes les écoles finlandaises.
La menuiserie dans celle-ci est impressionnante !


Des établis.


Une perceuse à colonne.


Un tour à bois.


Et même une scie circulaire.




On se croirait dans un lycée professionnel du Jura. Excepté qu'il s'agit d'enfants de primaire. Imaginez la confiance qu'il faut avoir pour laisser ses élèves utiliser de tels outils.
Voici ce que nous disent Eava et Tapani, professeurs à l'école Rannan Koulu sur l'importance du climat de confiance qu'on peut développer avec ses élèves.



Quand certains disent que les enseignants ne devraient pas avoir à faire l'éducation de leurs élèves mais seulement leur instruction, je pense qu'ils se méprennent.
Un enfant, si téméraire soit-il, a besoin d'un environnement convivial pour donner le meilleur de lui-même. Ils restent avant tout des enfants, avec leur part de doutes et de naïveté et ils seront vite tentés par l'individualisme s'ils ne connaissent que ce rapport au travail. En revanche s'ils coopèrent, s'ils s'entraident, si on les place réellement en situation de prendre des décisions et de construire quelque chose ensemble alors les enfants font vraiment société, leur société, idéalisée certes, mais tellement plus humaine que le monde du travail des adultes. Je pense que c'est depuis cette rencontre avec d'autres enfants dans notre jeunesse que chacun de nous développe son éthique et le lien culturel qu'il partagera toute sa vie avec ses semblables. Ce n'est pas seulement le maître, les règles, la discipline, la logique ou la morale qui éduquent dans une école mais toute la communauté scolaire qui s'éduque entre elle. À condition que la question du climat scolaire soit centrale et que les élèves soient encouragés à s'exprimer et pas culpabilisés en leur disant que ça fait perdre du temps sur le déroulement du "programme". Il y a très peu de moments où l'on parle de l'état d'âme de nos élèves. Quand on remplit le bulletin et l'appréciation générale on croit les connaître mais la plupart du temps on ne fait qu'entrevoir leur personnalité, tant sont rares les séances d'expression, qu'elles soient civiques, artistiques ou purement littéraires.

En toute sincérité et comme beaucoup d'entre vous, je le suppose, je me dis que la société finlandaise est bien différente de la nôtre. Ils sont beaucoup moins nombreux et leur population est plus homogène. Il n'y a qu'à voir toutes les petites têtes blondes en rang à l'entrée des classes. On ne peut pas simplement accuser l'école française de creuser les inégalités sans considérer qu'à la base elle fait face, de fait, à de plus nombreuses inégalités.
Cependant l'école la plus extraordinaire que j'ai pu voir en Finlande c'est dans un quartier populaire et multiculturel que je l'ai trouvée. Je veux parler d'une école qui s'inspire de la pédagogie Freinet et qui se situe dans la banlieue nord d'Helsinki : Strömbergin Koulu, aussi appelée Elämänkoulu, l'École de la vie.


L'école a été construite entre un quartier pauvre de la ville et un quartier plus aisé.


L'ambiance qui règne me rappelle un peu l'école démocratique Kapriol de Freiburg. Ça rit, ça court en chaussettes, ça bourdonne de l'intérieur.
Ce matin-là, les enfants étaient dans le couloir en train d'apprendre à faire des nœuds puis à les dessiner. Qui serait assez fou pour inscrire cela dans un programme scolaire ??


 








Les petites filles ont le droit de garder le voile, vous avez remarqué ?
Au regard de ce qui se passe aujourd'hui dans d'autres pays on est en droit de se questionner.
C'est un phénomène nouveau en Scandinavie et voilà de quelle manière les Finlandais ont réagi.
Ils ont préféré le compromis. Il faut aussi comprendre que la Finlande est à la fois un pays confessionnel et non confessionnel. L’instruction religieuse (dans le primaire et le secondaire) est encadrée par l’État. L’enseignement donné est celui de la religion de la majorité des élèves (dans les faits, il s’agit de l’Église évangélique-luthérienne). Les élèves qui n’appartiennent pas à cette confession en sont exonérés ; ils peuvent demander un enseignement propre à leur confession s’ils sont au moins au nombre de trois. Pour l'instant on peut considérer que peu de citoyens voient cette tolérance comme source de conflits. Je pense que les finlandais cherchent simplement à éviter la ghettoïsation qui s'est produite dans d'autres pays. On pourrait se pencher davantage sur la laïcité mais concentrons-nous sur les spécificités pédagogiques.

L'école est agencée de manière très intelligente. La bibliothèque, située au centre de l'édifice, est un univers en soi. Il y a beaucoup d'espaces partagés ce qui permet de stimuler les échanges entre les élèves.




Une image qui illustre bien cette ouverture c'est le mur de la salle informatique qui est en fait un aquarium géant.


La salle d'arts visuels est aussi très bien conçue et dispose d'un riche matériel.


Savez-vous quel est le signe d'un apprentissage de l'expression artistique ?
C'est le fait de ne pas voir des œuvres similaires accrochées aux murs.
Quand on fait faire de la peinture "à la manière de" en montrant un modèle d'un peintre avant, on réduit l'idée même de ce que peut être la créativité. Les élèves concevront l'art comme une chose figée que l'on ne peut égaler tant la technique des maîtres semble inaccessible. En revanche quand on laisse la liberté se manifester sans complexe, par exemple en ne donnant seulement qu'une ou deux consignes sur la technique ou sur le thème abordé, c'est là qu'on voit les élèves se surpasser et faire preuve d'inventivité.
C'est par la suite qu'on montre les peintures de Kandinski ... 
Rien que pour avoir le plaisir de leur dire : " Oh regarde là, il a fait comme toi ..."

Ici la consigne était écrite en suomi : "kolme palloa ja kahdeksan viivaa",  
qui veut dire "trois balles et huit lignes"...


Invention de panneaux de signalisation.



Mais que vois-je accroché au mur ? Ne serait-ce pas une photo de notre cher Célestin Freinet ?


Les professeurs de cette école s'inspirent de différentes pédagogies actives mais la marque du pédagogue français est prédominante.
La démarche d'investigation et l'expression écrite font partie des activités régulières de la classe.




Puis je suis rentré dans une autre classe...


L'exercice consistait en un jeu de reproduction d'algorithme. On commence avec une combinaison de trois formes (carré, rond et triangle) et de quatre couleurs différentes (jaune, vert, bleu, rouge)


Les élèves devaient continuer la combinaison de couleurs en changeant de forme à chaque fois.
Le rond devient un triangle, le triangle un carré, le carré un rond.


Sur le bureau de l'enseignante on pouvait voir une caméra sur pied fonctionnant un peu comme un rétroprojecteur.


La démonstration de la maîtresse était d'autant plus explicite que tous les enfants étaient en mesure d'observer sa manipulation.


La pratique de reproductions algorithmiques fait travailler de nombreuses compétences : sens de lecture d'une phrase, reconnaissance des formes géométriques et des couleurs, compréhension de la logique interne d'une séquence, motricité fine, méthodologie, etc. C'est en observant le cahier d'exercices que j'ai compris que la maîtresse créait aussi un lien avec le cycle des saisons.

 

On remarque que les étagères sont davantage occupées par des jeux ou du matériel de manipulation que par des manuels scolaires.





Mais attention, contrairement à ce qui est dit dans la plupart des documentaires il y a bien des devoirs dans certaines écoles de Finlande, même les plus alternatives. Comme il est préconisé en France il doit s'agir exclusivement de lecture, de recherches et parfois d'un petit exercice à finir.


J'ai alors rencontré Satu, la directrice adjointe, qui a eu la gentillesse de me recevoir pour répondre aux questions soulevées par ces nouvelles observations.
Pourquoi avoir décidé de s'inspirer de la pédagogie Freinet, notamment l'autonomie par l'auto-responsabilisation ?

 
On ne peut pas dire que ces écoles bénéficient de plus de moyens que les écoles françaises.
Ce que je remarque c'est que les enseignants ne sont pas parachutés au hasard dans un établissement ; les équipes ont une forte cohérence autour d'un projet pédagogique conséquent. Elles ont la liberté de décider ensemble des sujets à enseigner, parfois des choses qui n'apparaissent pas dans le plan d'étude commun aux écoles finlandaises. L'harmonisation exigée par l'Union européenne n'a d'ailleurs pas été très bien reçue ici. Les tests uniformisés qu'on leur impose poussent peu à peu les enseignants à faire bachoter leurs étudiants sur des exercices précis. Néanmoins le système éducatif tente de résister notamment par le changement radical de la liste des apprentissages dits "fondamentaux". Ainsi ont-ils une approche plus holistique que disciplinaire des savoirs et savoir-faire. Voici la liste des domaines dans lesquels on contextualise l'apprentissage du langage et des mathématiques en Finlande.
  • Devenir une personne 
  • Identité culturelle et dimension internationale
  • Médias et communication
  • Citoyenneté participative
  • Responsabilité vis-à-vis de l'environnement
  • Sécurité, premiers secours
  • Technologie et individu   
L'enseignement disciplinaire est peu à peu remplacé par des études phénoménologiques qui rassemblent plusieurs matières. Même au collège les enseignants sont polyvalents et travaillent souvent ensemble sur des projets inter-disciplinaires.

Satu exerce sa profession avec des enfants issus des classes populaires de la capitale, comme moi. Je me suis alors permis de lui demander quelles sont les leçons qu'elle a tirées de ces années d'expérience dans un tel environnement.


Voilà donc pourquoi ce métier est si différent des autres. Voilà pourquoi cela en fait un des plus beaux mais aussi un des plus difficiles. Ce double sentiment que ce que l'on fait a du sens, pour nous, pour l'enfant qu'on a en face et pour toute une société, et le revers de la médaille, cette frustration de ne pas pouvoir changer les choses, de n'être qu'un pansement sur des plaies multiples dont les raisons sont tellement complexes qu'il est impossible pour un être humain, si dévoué soit-il, de trouver la thérapie à suivre. Chaque moment que nous passons auprès d'un élève, chaque encouragement, chaque progrès, chaque fois que nous faisons preuve d'empathie, cela compte, et cela nous grandit. Mais chaque fois que nous affrontons l'injustice, chaque fois que nous faisons face à l'incompréhension, à la violence ou à l'absurdité des décisions politiques, nous doutons de notre pouvoir à remplir cette fonction.
"Enseignant est un métier impossible" écrivait Jeanne Moll. Pour ma part, après dix ans à exercer en banlieue parisienne cela commence à être un métier douloureux. Je songe régulièrement à changer de métier, cette maudite responsabilité qui hante parfois mes pensées. 
"Tu le prends trop à coeur !" me disent certains de mes amis. Et alors ? A quoi bon ? A quoi bon rester ici si ce n'est pour le sens qu'apporte ce métier à ma vie ? A quoi bon les embouteillages, les RER surchargés, les zones industrielles à perte de vue, les incivilités dans la rue, ces loyers indécents, ces samedis incandescents et ces dimanches à préparer ses cours, alors que dehors, il pleut toujours ?
Ce voyage m'a permis de comprendre certaines choses, la principale étant que je ne suis pas pieds et poings liés à mon statut de fonctionnaire, je suis un enseignant et un chercheur. S'il le faut, j'exercerai différemment et ailleurs.
C'est le cas de Païvi et Paula, toutes deux enseignantes expérimentées ayant travaillé à l'étranger et notamment un bon moment en France. Ce qui m'a plu chez elles c'est leur franc-parler.
Paula est la première enseignante que j'ai rencontrée, dans un café, peu de temps après mon arrivée. Je regrette de ne pas avoir enregistré cette conversation. Elle me disait que les journalistes étrangers oublient souvent de raconter le côté plus sombre de la Finlande. Un alcoolisme hérité des russes et de la pauvreté, un manque de lumière du soleil six mois dans l'année qui peut exacerber des humeurs dépressives, une timidité émotionnelle qui passe souvent pour une incommodité, des enfants victimes des médias qui se voudraient américains et plongent parfois dans l'apathie du consumérisme généralisé. La Finlande peut être vue aussi comme un pays de mort, me confiait-elle. C'est pour cela qu'elle a voyagé et est restée en France quelques années. D'ailleurs, une fois que ses enfants auront fini leurs études elle quittera le pays pour vivre une retraite dans un pays plus ensoleillé.
Je peux vous dire qu'avec cette dernière interview elles m'ont éclairé sur la complexité de raisonner en terme de réussite d'un système, et de la menace qui pèse aussi sur ces pays scandinaves que l'on considère vus de France comme des utopies, souvent afin de justifier des réformes libérales que eux auraient soi-disant, bien encaissées.

Quels sont les différences entre la pédagogie à la française et la pédagogie à la finlandaise ?
De quels aspects pourrions-nous nous inspirer ?


Quels sont les problèmes auxquels doivent faire face les enseignants finlandais aujourd'hui et pour demain ?


Je terminerai donc cet article avec un constat plus mitigé que la plupart des documentaires sur le sujet finlandais. Eux aussi commencent à ressentir une incapacité à lutter contre le changement de la société. Beaucoup d'enseignants m'ont confié leur peur de ce qui pourrait arriver : la privatisation et la bureaucratisation des services publiques a déjà commencée, les effets indésirables des écrans sur la motivation des enfants se fait ressentir, l'arrivée d'immigrés de plus en plus nombreux obligent les enseignants à se mobiliser pour mettre en place des dispositifs coûteux et tenter tant bien que mal de les inclurent dans une culture bien éloignée de la leur... Je souhaite de tout mon cœur qu'ils ne fassent pas les mêmes erreurs que nous. Je pense que leur population, moins nombreuse saura réagir rapidement et trouver des solutions. Les finlandais sont des personnes pragmatiques et solidaires. C'est une nation jeune auparavant occupée par les suédois et les russes et vivant dans un endroit qui peut être hostile, ils ont toujours su s'adapter. L'élection de Sanna Marin, première ministre socialiste de 34 ans est un signe que les finlandais ont compris que ce qui les attendait serait ce qui arrive progressivement à tous les pays d'Europe, perte de souveraineté, récession et austérité.
En suomi on dit : "kehitys kehittyy", ce qui signifie "laisser au développement le temps de se développer." Cela leur a pour l'instant permis d'éviter de se livrer à des réformes incessantes qui appauvrissent l'éducation. Alors qu'il réside encore dans l'ambition scolaire des finlandais cette notion de fraternité, celle-ci semble avoir disparu des programmes de nombreuses démocraties qui préfèrent jouer le jeu de la concurrence et de la rentabilité jusque sur les bancs des écoliers.

Merci d'avoir lu cet article jusqu'au bout.
J'attaque la suite qui se situera dans un pays encore plus proche de nous mais éloigné d'un vol de dix heures par dessus l'océan atlantique : le Québec.
Commence alors un tout autre voyage dans cette Amérique qui m'a tant fasciné et dont le billet de retour n'est programmé que cinq mois après.