ETAPE 9 : BARCELONA



Francisco Ferrer y Guardia
Escuela moderna






Voilà, je suis rentré ...
Retour dans la banlieue de Paris.
Ça fait bizarre.

J'ai déménagé dix fois en dix mois dans dix pays différents. J'ai enregistré une quantité d'images largement suffisante pour faire un bon documentaire. Pourtant je ne vais pas faire le montage tout de suite, je dois encore filmer ma classe l'année prochaine.
Je pourrais aussi avoir envie de repartir mais je suis heureux de rentrer, témoin d'une variété de démarches qui vont m'inspirer. Je pense par exemple à l'école de Eeva et Tapani en Finlande, la patinoire et le tremplin à ski dans la cour de récréation, celle de Luis Curiel au Mexique son système écologique de recyclage des eaux et son "festival littéraire" qu'il organise chaque année avec ses élèves, et celle de Valério Narvaes Polo au Pérou perchée à 3700 m d'altitude où les enfants se nourrissent des légumes de leur jardin et réapprennent à parler le langage Huamachuco, ou encore José Silveira et son équipe qui cherchent à faire sortir les élèves du déterminisme social dans leur collège d'une favela de Sao Paulo ...
J'ai hâte de vous décrire ce voyage. Cela me permettra aussi de mettre de l'ordre dans toutes ces pratiques et de me préparer à tester quelques bonnes idées. Maintenant je dois me concentrer sur le blog et l'écriture du documentaire... J'espère que ça ne va pas être trop compliqué de réintégrer le système éducatif français. Je vais faire en sorte de m'en sortir, j'ai bien réussi à apprendre le portugais...

En décembre, après être passé voir Thibaut Bouchet-Gimenez dans son école publique "Freinet" de la Drôme, j'ai rendu visite à Pere Vila i Cassanyes à Sabadell, dans la banlieue de Barcelone.


Pere est professeur à la retraite, et catalan. Il m'avait invité à passer à l'Institut Francisco Ferrer y Gardia quand je cherchais à en savoir plus sur ce personnage incontournable de l'Histoire de la pédagogie moderne.
Pere a été directeur de cette institut pendant des années. Il m'a aussi permis de comprendre un peu mieux ce qui se passait à ce moment là dans son pays : le référendum pour l'indépendance de la Catalogne.




En cherchant la rue où habite Pere j'étais impressionné par le nombre de drapeaux aux fenêtres et slogans sur les murs. Cependant en arrivant devant son habitation je repérai à sa fenêtre des couleurs différentes de celles affichées par les indépendantistes ou les nationalistes...


"C'est le drapeau de la République Espagnole des années 30. Même mes voisins qui ont voté "oui" à l'indépendance ne savent pas ce que c'est. Cela montre à quel point ils ignorent l'histoire du territoire dont ils se réclament..." m'avoue-t-il désabusé.


Dans une Espagne royaliste accablée par les problèmes économiques, sociaux et politiques la Seconde République est décrétée en 1931 à Madrid. Réclamant une décentralisation des pouvoirs de la capitale, la Catalogne proclame son indépendance, dans l'attente que les autres peuples d'Espagne se constitue aussi en Républiques afin de former une Confédération Ibérique. Après l'insurrection populaire des Asturies, durement réprimée, c'est la victoire du "Frente Popular" rassemblant les partisans de gauche aux élections de 1934. Le roi fuit l'Espagne et une révolution sociale a lieu dans de nombreux territoires, notamment la Catalogne. S'organise peu à peu une société plus égalitaire sur un modèle libertaire avec la collectivisation des terres et des usines. C'est aussi la mise en place d'expérimentations sous forme de coopératives agricoles et industrielles, de bourses au travail, de centres culturels et d'écoles populaires. Mais ce laboratoire démocratique ne va pas rester tranquille très longtemps puisqu'en 1936 les conservateurs nationalistes passent à l'attaque débouchant sur une guerre civile qui s'achèvera en 1939. Aidé par les forces nazies et fascistes l'armée du général Franco l'emporte sur les républicains, eux-mêmes soutenus par les internationalistes européens, et installe une dictature qui durera 36 ans... A la mort de Franco, le roi revient à Madrid dans l'esprit d'apaiser et d'unifier à nouveau son pays en acceptant l'autonomie partielle des régions, les "autonomias". La Constitution espagnole écrite alors est restée la même jusqu'à nos jours.
Pour comprendre la crise actuelle, il faut avoir à l'esprit ce passé proche et lointain de l'histoire du peuple ibérique. Ce que les indépendantistes ignorent, me révèle Pere, c'est que malgré les déclarations d'indépendance de 1641 et 1873, la Catalogne a toujours été sous tutelle de la monarchie espagnole ou française. On ne peut ignorer son histoire et son identité. Aussi après la victoire de Franco et la fuite des révolutionnaires en France, notamment parqués dans le camp d'Argelès-sur-mer ou recueillis dans les écoles Freinet, des ouvriers des régions pauvres vinrent habiter la vallée industrielle du Llobregat, ce qui fait de la Catalogne contemporaine une région peuplée de descendants de personnes venus de toute l'Espagne.


Pere n'est pas pour une indépendance telle qu'elle est revendiquée par des gens comme Puigdemont. Initialement parce qu'il reconnait la part d'identité ibérique dans la culture catalane mais surtout parce que l'indépendantisme catalan actuel ne revêt pas du tout le caractère socialiste de 1931. Les partisans du "oui" ignorent pour la plupart les penchants nationaliste et libéral de ses dirigeants soit-disant de gauche.


Certes on saisit bien pourquoi plus de la moitié des catalans ne veulent plus être assimilés à la politique véreuse de la capitale madrilène, qui s'élève à plusieurs centaines de millions d'euros détournés, mais les politiciens actuels qui incarnent l'Indépendantisme catalan sont tout autant impliqués dans des affaires de corruption. On pensera plus particulièrement au détournement massif d'argent publique de Jordi Pujol, fondateur de la Coalision Indépendantiste et qui gouverna la Catalogne plus de vingt ans. On comprend alors aisément en quoi l'instauration d'un pouvoir judiciaire indépendant de Madrid leur permettrait d'échapper ainsi à la justice espagnole qui essaye tant bien que mal de condamner la fraude fiscale de leurs élus, quels qu'ils soient.
La guerre civile de 1936 réunissait tous les progressistes d'Espagne, les prolétaires dans le besoin, pas seulement les riches et opulents businessmen catalans.
Une fois de plus il semble désespéré pour le juste, le rationnel d'éduquer son peuple, prêt à suivre dans un conflit fratricide n'importe quel homme politique qui sache le flatter dans son égaux et dans son "dinero".
Si je commence par aborder cela c'est pour mieux que vous compreniez les deux hommes : Francisco Ferrer d'un côté et Pere Vila de l'autre. Tout deux amoureux de leur pays et fiers de leurs origines. Sachant reconnaître et encourager toutes les initiatives fraternelles qui composent cette société singulière et métissée. S'engageant dans l'activisme de leurs époques réciproques.
Depuis très longtemps en effet, la Catalogne est une terre propice aux idées novatrices, aux milieux coopératif et associatif et aux révolutions. À la fin du 19e siècle un homme va créer l'agitation autour de lui. Libre penseur, franc-maçon et républicain libertaire catalan, Francisco Ferrer y Guardia va proclamer en 1901 la création de la première école moderne de l'Histoire de la pédagogie.






C'est ici dans une rue étroite du vieux Barcelone que se trouve l'institut depuis sa création.




Mais laissons le soin à Pere de nous présenter cet homme à qui l'on doit un bond de géant dans le domaine éducatif.


Et cela n'a pas suffi ...
Le 31 mai 1906, le jour du mariage du roi, une bombe explose au milieu du cortège, provoquant la mort de 28 personnes ; le coupable est Mateo Morral, traducteur et bibliothécaire de l'École Moderne. Son appartenance à cette école alternative suffit aux autorités pour ordonner sa fermeture. Par la même occasion, Francisco Ferrer est arrêté, puis finalement relâché le 19 juillet 1907.
En 1908, il retourne en France, cette République qui fut autrefois son pays d'accueil pendant un exil de près de dix ans. Il fonde à Paris, La Ligue Rationnelle pour l’Éducation de l'Enfance, dont la présidence est confiée à Anatole France. Il crée également la revue L'école rénovée dans laquelle il présente les théories et les activités de la Ligue.  


Un an plus tard en 1909, il retourne à Barcelone. Il y est incarcéré pour complicité dans l'attentat qui visait le roi et pour avoir fui en France. Jugé à la va-vite dans un simulacre de procès, il finit par être condamné à la peine de mort sans aucune preuve. Transféré dans la nuit à Citadelle du Montjuïc il est fusillé sommairement au petit matin sans avoir pu se défendre et sans jamais avoir eu l'intention de se confesser pour la création de son école laïque.




Lors de son exécution il déclara aux soldats qui le mettaient en joue : « Mes enfants, vous n'y pouvez rien, visez bien. Je suis innocent. Vive l'École Moderne. »


Cependant à cette date Francisco Ferrer est déjà un personnage reconnu grâce à son école moderne mais aussi de par son affiliation aux idées démocratiques européennes en pleine effervescence.
La réaction dans les grandes villes républicaines ne se fait pas attendre, à Paris, Londres, Berlin, Milan, Rome, Lisbonne et jusqu'à New York et Buenos Aires les manifestations spontanées rassemblent plusieurs millions de personnes.





L’État monarchiste espagnol tremble. Il n'est pas en mesure d'affronter un conflit international et le gouvernement préfère démissionner la semaine suivante. Le procès du défunt est révisé le 11 octobre et déclaré "erroné".
C'est l'indignation chez ses sympathisants. Le mépris avec lequel l’Église et la monarchie reconnaissent leur crime choque le monde laïque tout entier.
Dans son testament dicté quelques heures avant son exécution, Francisco Ferrer écrivait à l'intention de ceux qui l'aimaient : « [...] le temps qu'on emploie à s'occuper des morts serait mieux employé à améliorer la condition où se trouvent les vivants [...] ». 
Par ses mots on comprend que Francisco souhaitait que la lutte continue au delà de sa mort. Malheureusement l'école fut fermée dans l'année. Même s'il avait déjà inspiré une centaine d'expériences pédagogiques jusqu'à l'étranger, notamment ici à New York, son initiative ne prendra qu'une faible ampleur malgré les efforts de l'Institut à conserver les archives et promouvoir ses idées dans l'éducation publique et populaire.




Il devient rapidement un symbole pour les nouveaux courants progressistes et libres penseurs mais Camille Pelletanun solide radical français, écrit : « Chez nous un procès Francisco Ferrer paraît impossible. On n'oserait pas aller si loin... Croyez-vous que ce soit la bonne volonté qui manque ? En Espagne on fusille l'école laïque. En France il faut se contenter de lui déclarer la guerre à grand bruit. Cela vaut mieux, mais c'est la même haine qui dirige les deux attaques »

Quatre ans après c'est Jean Jaurès qui est assassiné par un nationaliste français puis toute l'Europe qui s'embrase dans ce qui sera la Grande Guerre. On reconnait actuellement les intentions aristocratiques de ce conflit mondial qui entraina des millions de morts, étouffant ainsi dans les tranchées le soulèvement des prolétaires de tous les pays, les faisant s'entre tuer, sous les étendards des nationalismes exacerbés.
En effet changer l'école ne suffit pas pour changer la société... Il faudrait que la société change pour qu'elle accepte de changer l'école. 
Plus tard d'autres pédagogues qui auront vécu l'horreur, comme Célestin Freinet, Adolphe Ferrière, Paul Geheeb avec son École d'Humanité (...) chercheront dans leur pédagogie à inculquer la fraternité entre les peuples pour qu'une telle atrocité ne se reproduise plus. Se regroupant sous la Ligue de l'Éducation Nouvelle, eux aussi finiront par être persécutés ou exilés mais pendant la seconde Guerre Mondiale...


"Quand ils tombent nos jeunes héros, la terre en produit de nouveau, contre vous tous prêts à se battre..." quatrième couplet de la Marseillaise...

Que nous évoquent ces attaques incessantes contre les expériences alternatives scolaires ?
Tout d'abord que l'école est un champ de bataille idéologique. Les conservateurs craignent plus que tout les pédagogues, jusqu'à les exclure voire les éliminer. Bien sûr on pourrait se réjouir que les méthodes actuelles soient moins violentes pour faire taire les voix de l'émancipation du peuple. 
Mais peut-on pour autant s'enorgueillir d'appartenir aujourd'hui à un monde qui laisse le champ libre et encourage les innovations pédagogiques en matière de démocratie et de respect de l'individu ? De nombreux sociologues analyseront que le camp des réactionnaires est toujours bien présent mais que ses méthodes ont changées... Le conservatisme a fait peau neuve.
Je pense par exemple au contrôle des inspecteurs à qui l'on demande de bien veiller à ce que les enseignants s'accordent au diapason avec les bulletins officiels, en changement perpétuel. Cette pression insidieuse rentre même dans la salle des maîtres où certains jugent la qualité du travail de leurs collègues au bon respect des programmes et où d'autres s'autocensurent de peur d'éveiller les soupçons et que ne s'abatte sur eux l'épée de Damoclès. 
Les spectres du contrôle et de la soumission sont bien là, ils rodent ...
Plus haut, dans les sphères universitaires et le monde de la recherche en Sciences de l'Éducation, je pense immédiatement à quelqu'un comme Philippe Meirieu, un autre mentor, qui s'est battu toute sa vie pour que l'on reconsidère le plan Langevin-Wallon élaboré à la Libération et qui proposait d'associer le collège à l'école primaire afin d'avoir une continuité et permettre de faire vraiment de la pédagogie. Meirieu a pourtant essayé d'introduire scientifiquement la démarche socio-constructive au sein de la formation universitaire des enseignants mais la pédagogie Freinet reste un tabou, presque un siècle après sa création. Dans son dernier ouvrage, "Riposte" il le reconnaît : son entreprise a échoué. On le présente comme le personnage le plus influent sur l'école française. Il a certes fait en sorte que dernièrement on oriente la rédaction des nouveaux programmes plutôt vers l'interdisciplinarité et la pédagogie de projet scandinave que du modèle computationnel et élitiste asiatique, avec la Corée du Sud, Taïwan et Singapour notamment. Cependant le changement ne se fait pas ressentir dans les écoles. Les méthodes sont sensiblement toujours les mêmes. Ces reformes sont ressenties soit comme un simple rafraichissement des textes avec des néologismes douteux soit comme un énième ajout d'objectifs dans un programme déjà surchargé. 
De plus il y a une sorte de schizophrénie dans toutes ces réformes. D'un côté on conserve l'enseignement exhaustif de la grammaire, de l'orthographe et du calcul opératoire. Parfois on veut même explicitement revenir aux "bonnes vieilles méthodes", aux dictées quotidiennes, aux séances de calcul mental, aux cours de morale et d'instruction civique. D'autre part on veut être à la pointe des Sciences de l'Éducation et des considérations de l'époque actuelle en introduisant des domaines supplémentaires et en s'appuyant sur des recherches plus ou moins pertinentes comme par exemple celles des neurosciences. On fait une place conséquente à la démarche d'investigation, la résolution de problèmes concrets, la construction de l'esprit critique et de la réflexion démocratique, l'autonomie, le développement durable, l'analyse des médias voire la programmation informatique. Faire entrer cela dans les vingt-quatre heures de cours hebdomadaires est tout bonnement impossible. Le temps n'est pas extensible et l'enseignant, à ce moment là, doit choisir...
C'est comme si l'institution était elle-même plongée dans un dilemme, mais plutôt celui des suffrages : comment satisfaire tout le monde et ne froisser personne ? Comment éviter le débat et ne pas endosser la responsabilité de l'échec en attendant de s'approprier un hypothétique succès ? 
Mais le français est un éternel insatisfait... et le prof un fainéant, tout le monde le sait.
Puis je pense à Bourdieu, Chomsky et Pierre Carles... Les connivences médias-pouvoir, le lobbying, l'emprise du consumérisme sur les modes de pensées, l’absorption du socialisme par le libéralisme. Faire croire petit à petit aux gens que le privé est préférable au publique. Que le publique est immobile et coûteux et que le privé est dynamique et concurrentiel. Que votre enfant doit être performant pour être préparé aux lois du marché du travail. Que s'il ne fait pas des études supérieures vous aurez ça sur la conscience et que pour l'éviter, il faut payer. 
Les réac-publicains, selon la dénomination de Grégory Chambat (http://www.editionslibertalia.com/catalogue/nautre-ecole/7-l-ecole-des-reac-publicains), ce nouveau costume du conservatisme, "moderne", "progressiste", "élitiste", "compétitif", de la "croissance éternelle" implique cependant de rendre dociles les citoyens en les berçant de désirs matériels et individualistes, des songes de technologisme et de rêves de réalité augmentée. Mais, sérieusement, comment peut-on boire une telle soupe ?

"Nous vivons une époque épique, mais nous n'avons plus rien d'épique" Léo Ferré.

Selon toi Pere, qu'est-ce qui a changé dans la société ? En quoi des aventures sociales de cette ampleur sont-elles plus difficiles à observer de nos jours ? Pourquoi ces idées "nouvelles", "modernes" n'influencent-elles pas davantage les modes de pensée actuels ?


Pere a 15 ans quand Franco est sur son lit de mort. A 16 ans il rentre en contact avec le syndicat des étudiants, encore illégal. Il participe activement au mouvement des jeunes communistes à qui il apporte son aide en qualité d'imprimeur pour publier, perdu dans l'arrière pays montagneux, des tractes et des ouvrages encourageant la lutte pour le retour de la République.
A la libération du pays il décide de devenir professeur ...

Comment se sont passés tes débuts comme enseignant dans la Catalogne marquée par le fascisme ? As-tu pu mettre en place dès le départ une pédagogie moderne ?


Pour résumer ce moment fondateur de la carrière de Pere rien de tel qu'un dessin, ou plutôt une bande dessinée que ses anciens élèves lui ont offert quand il a pris sa retraite.

Cela faisait de nombreuses années que l'on avait pas porté attention à nous autres les adolescents et toi un jeune maître ...

Tu arrivas avec tes bottes de texan et ta guitare. Si bien que beaucoup de gens pensèrent : celui-là, ici, ça va pas le faire...

Nous n'étions pas accoutumés à tes enseignements mais tu as persévéré car tu savais que cela nous rendrait heureux.

La vie passa rapidement et l'année s'est envolé aussi vite que nous étions heureux d'apprendre à chanter.

Tu nous a fait passer les examens avec le succès tant espéré.

Chaque chanson que tu jouais nous avions les larmes aux yeux.

Tu as monté un groupe d'initiatives pour faire des ateliers et des sorties.

Tu enseignais aussi auprès de personnes handicapées à l'hôpital de jour.

Ainsi passèrent les années et ta retraite est arrivée. Tu nous as donné tant de bons souvenirs.

Tu t'es passionné pour l'enseignement, pour tes amis et aussi dans l'art de faire du vin.

Nous mangeons ensemble, nous faisons la fête afin de se souvenir de notre maître pour toujours.

Ici s'achève cette époque et aussi cette histoire mais cela ne fait que 60 ans et il te reste tant de jours de gloire !


Quand j'ai vu à quel point l'expérience éducative de Pere était immense, je lui ai demandé conseil sur le travail de l'enseignant.

Le premier paramètre sur lequel j'aimerai progresser c'est le travail en équipe avec les autres professeurs. Je pourrai toujours constater la faible considération pour les discussions pédagogiques en salle des maîtres, mais je ne pourrai pas indéfiniment ignorer le fait que je subis la situation. Je n'arrive pas à présenter mon point de vue sans passer pour quelqu'un d'impétueux. Aucune année ne se déroule sans que je puisse empêcher d'entretenir une mauvaise réputation.


Nous travaillons avant tout pour la réussite de nos élèves, en ce sens nous nous devons de coopérer.
Je souhaite vraiment mutualiser et j'essaye de proposer des projets collectifs ou d'adhérer à ceux qui existent déjà, mais il faut envisager que je puisse parfois préférer ma démarche pédagogique sans que mes collègues se sentent visés. Ne pas être un franc-tireur certes, mais il faut aussi savoir rester fidèle à ses principes.
Alors quel compromis faire pour s'épanouir dans un établissement tout en sachant conserver son éthique et si possible transmettre son enthousiasme ?
La question reste en suspend. La démarche demeure heuristique.

La seconde chose que je voulais savoir c'était sa manière de considérer l'autorité. Comment mettre "l'enfant au centre" de l'école sans qu'il ne se sente "le centre de l'école" et n'en exige le contrôle ?


Il est souvent difficile d'enfiler le costume de l'autorité mais cela fait partie de notre métier. Je pense que l'élève a besoin du maître. Ce que je retire du livre de Golding "Sa majesté des mouches" c'est que l'enfant peut construire par lui-même une société qui lui convient, elle est souvent juste et démocratique, mais si l'adulte l'abandonne à lui-même, alors il retombera dans les mêmes travers, perpétuellement. Partager une culture commune c'est aussi s'entendre sur les leçons à tirer du passé sur la construction d'un bien commun toujours plus légitime. L'enseignant est là non pas pour imposer des règles mais pour aider les enfants à comprendre leur utilité, à reconstruire les raisonnements qui permettent de vivre en société.
La question principale pour quelqu'un qui a travaillé dans des quartiers populaires, c'est comment faire avec les enfants en grande difficulté ? Ceux pour qui la situation est compliquée au point qu'ils imposent leur souffrance à tout le reste de la classe. Quelles pistes empruntées par lui-même pourraient nous mener à une véritable école pour tous ?


La différenciation, le travail en équipe et l'inclusion des élèves en difficulté semblent alors indispensables pour que l'école accomplisse sa mission première : donner sa chance à chaque élève (à distinguer de "l'égalité des chances" qui me semble illusoire...) C'est le même constat que font Thierry Lemahieu, Nathalie Janssens, Aleksandra Kokaj : si l'école ne travaille pas dans l'objectif de réduire les inégalités alors elle contribuera à les accentuer. Personne d'autre que les enseignants ne sont en mesure de relever ce défi. Mais veut-on vraiment qu'on le relève ce défi ? Est-ce la motivation qui manque ou le découragement qui s'opère peu à peu ?
Si tu pouvais t'adresser directement au ministre de l'éducation, Pere, que lui dirais-tu ?


On peut alors envisager cette tradition de construction d'espaces de dialogue variés comme singulière à l'exception culturelle catalane. Francisco Ferrer y Gardia, la révolution libertaire des années 30, l'apprentissage généralisé du Catalan dans les écoles, l'importance des associations d'éducation populaire et les correspondances avec l'enseignement publique, ce réseau tissé sur ce territoire est éminemment plus concret que quelconque planification venue du ministère et écrite par des gens qui "ne savent même pas comment respire un enfant" me livre Pere.
Il est à la retraite mais cela ne l'empêche pas de continuer à intervenir sur le principe du volontariat dans des écoles. Ce jour-là je l'ai suivi pour un projet jardinage avec des élèves de 8 ans.




Dans toutes les écoles que j'ai visitées au cours de ce voyage j'ai été enthousiasmé par le lien qu'entretenaient les enseignants avec les parents. A l'école Decroly de Bruxelles, à l'école Freinet de Vence, comme dans les écoles Elan et Gadbois de Montréal ou celle de Luis Curiel au Mexique on organise régulièrement des portes ouvertes où le travail des enfants est présenté sous forme d'expositions ou d'évènements culturels. Les parents viennent même donner quelques cours accompagnés par l'enseignant afin de partager une expérience personnelle et ressentir toute la complexité du métier. Les écoles démocratiques de Freiburg et Huamachuco ont même été construites par les parents eux-mêmes...
Il est vrai que se sont des écoles aux statuts particuliers, expérimentales, privées pour certaines, qui ne pourraient exister sans la cohésion parentale. Elles ne sont pourtant pas des écoles bourgeoises, mais davantage des écoles du peuple, ou tout le monde récupère, bricole, rénove, construit.
Dans le système publique, il est beaucoup plus difficile de solliciter les parents. Les établissements ont la taille d'une usine, d'une grande surface. C'est un service pour lequel on paye, et comme le disait Thierry Lemahieu, "c'est un lieu sur lequel les parents vont souvent décharger une part de leur responsabilité éducative."


Grâce à Pere j'ai pu participer à l'un des évènements organisés par Rosa Sensat, une association de bénévoles qui "vise à promouvoir la qualité et l’innovation pédagogique dans la formation continue des enseignants, éducateurs et pédagogues par le maintien d’espaces ouverts dédiés à la réflexion et le soutien à des projets d’innovation pédagogique basés sur le travail interdisciplinaire." Nous avons déjeuné avec David Altimir, professeur dans une école publique, auteur du blog et secrétaire de Rosa Sensat. Son association fut certes ciblée par le gouvernement lors de la crise indépendantiste de la fin de l'année 2017 car la moitié des enseignements se font en catalan, mais il y a tant de gens investis dans ce mouvement que les citoyens continueront à se battre pour cette liberté.

Pere est vraiment un personnage atypique.
Avant de rentrer en France il m'a fait visiter la maison de ses aïeux perchée non loin du Mont Serrat.
 



Là-bas il a développé sa passion pour la viticulture.




Merci pour tout, Pere.
Je n'oublierai jamais l'accueil que tu m'as fait, cette fameuse paella et ces discussions passionnées en sirotant une bouteille d'une de tes meilleures cuvées, sans oublier le marché de Noël de "la placita de la Seu" dans le vieux Barcelone " y el caganer " !!!
Je repasserai te voir, c'est certain. Ça me plairait bien de vivre un jour en Catalogne, j'ai bien appris à parler le portugais...


Merci à tous pour l'intérêt que vous portez à ce projet.
Le prochain article sur le mois que j'ai passé en Finlande marque le début du "Voyage" à proprement parlé. J'essayerais de publier sur les cinq pays que j'ai visité tous les mois mais je dois aussi assurer la fonction pour laquelle je suis payé : être un bon prof dévoué et débordé ...

Je vous quitte en musique avec un petit morceau de Pere au chant et la guitare, enregistré dans sa cuisine. J'en suis convaincu, la fibre enseignante a de nombreux points communs avec la sensibilité de l'artiste.



Au plaisir !