ETAPE 7 : VENCE



Ecole Freinet


A chaque fois que je débarque dans une nouvelle école des images de ma propre enfance refont surface. La nature y était omniprésente. Nous allions souvent nous balader dans la forêt ou dans le village avec notre instit. Nous finissions par en connaître les moindre recoins et légendes. Nous ne nous privions pas de poursuivre nos explorations et autres constructions de cabanes en dehors des cours. C'était comme si l'école faisait partie du paysage, ou bien que l'environnement rentrait dans la classe par morceaux à chaque retour de nos excursions.
Notre maître y était pour beaucoup. Il était très généreux et travailleur. Je me souviens encore apercevoir la lumière aux fenêtres de l'école, du haut de ma colline, dans la pénombre des soirées hivernales. Je me rappelle aussi des nombreux chantiers qu'il a entrepris, seul ou avec l'aide des parents, des weekends entiers à creuser des restanques dans le talus pour y faire un potager, fabriquer des jeux en bois et des cages à lapins ou même construire des passerelles au-dessus du ruisseau pour aménager un sentier dans la montagne.
Quand je suis arrivé à l'école de Vence je pensais connaître la plus belle école du monde, en fait il y en a bien plus qu'une ...


L'école Freinet originelle se situe à Vence, un village provençal de carte postale dans l'arrière pays des Alpes Maritimes.


Elle est constituée d'un ensemble de bâtiments blancs aux persiennes azurées qui, perchés sur une colline, domine un coteau arboré de différentes essences méditerranéennes en bas duquel coule la Cagne.






Mais avant de vous présenter la pédagogie que j'ai vécu étant enfant et qui me semble pour l'instant la plus adaptée à l'environnement dans le lequel j'enseigne, à mon tempérament et aux enjeux actuels de la société, je vous invite à visionner par la suite le film de Jean-Paul Le Chanois " L'école Buissonnière " sortie en 1949 et dont le rôle de Célestin Freinet est joué par Bernard Blier. Je le considère comme un chef d’œuvre tant au niveau cinématographique que pédagogique. Il constitue sans doute une de mes références en ce qui concerne la déontologie de notre métier. En effet tout au long de ce film on comprend à quelle point la capacité à renverser les contraintes et à identifier les enjeux éducatifs d'une époque constitue l'attitude première du pragmatisme de l'enseignant-chercheur.
Je vous propose aussi de consulter l'article de " l’Étape 4 : Nancy " où vous pourrez écouter Henri-Louis Go, maître de conférence en Philosophie et Sciences de l'Éducation et qui a fait une thèse sur cette pédagogie bientôt centenaire.


L'École de Vence a été fondée par Célestin Freinet en 1934-1935. Il avait dû quitter le village voisin après un conflit avec l'extrême-droite locale, déboires qui ont mis fin à sa carrière d'instituteur de l'école publique. Il a pu y construire, avec son épouse Élise et sa fille Madeleine, une pédagogie qui a été préservée jusqu'à ce jour. En effet l'école, rachetée par l'État français en 1991 et classée patrimoine nationale en 2000, bénéficie d'un statut particulier lui permettant de persister comme une école alternative, un laboratoire éducatif avec l'accompagnement d'universitaires et chercheurs associés à l'Institut Freinet.



L’œuvre est colossale. Onze bâtiments, près d'un hectare de forêt, un amphithéâtre et même une piscine à ciel ouvert.




J'ai eu la chance d'avoir trois merveilleux guides pour me faire découvrir les pourtours de l'école.
Je laisse donc à Sacha, Thaïs et Constance le soin de vous présenter leur terrain de jeu et d'apprentissage.


Freinet voulait une école construite pour accroître le champ des possibles. Sa réflexion sur la "mésologie", sciences qui étudie la façon d'habiter les lieux, est prépondérante dans sa pédagogie. La topologie des lieux, l'emplacement des bâtiments, l'agencement des pièces, tout a été étudié pour améliorer l'ergonomie circonstancielle aux activités des élèves et la réactivité adaptative de l'enseignant.
Comme autre pilier on pourrait citer le "naturalisme". Selon Célestin l'être humain doit être éduqué dans la nature pour mieux comprendre son fonctionnement et respecter les subtilités de cet équilibre précoce dont dépend notre survie.



De plus l'idée selon laquelle les enfants seraient instinctivement attirés vers l'exploration de leur milieu naturel permet à l'enseignant d'utiliser des observations concrètes pour amener les élèves à conceptualiser des notions abstraites. Cette constatation fait l'unanimité pour tout enseignant qui a pris le risque de s'aventurer hors de ses manuels scolaires et de ses rangées de tables et de mettre la main à la pâte, plonger un pied dans l'eau.


C'est en observant la fougue, l'allégresse et le sérieux avec lesquels les enfants, après avoir été livrés à eux-mêmes pendant la Grande Guerre, jouaient aux indiens dans le ruisseau, s'identifiant selon le nom de leur animal totem et construisant une micro société survivante et prospère qu'il a compris que les préceptes éducatifs mortifères qu'on lui avait inculqués à l'école normale des instituteurs devaient être remis en question. "L'enfant est un individu à part entière."

 
Autant vous dire que c'est souvent un choc pour ces personnes encore majoritaires dans nos établissements de constater qu'un jeune enseignant s'autorise à briser les doctrines ancestrales du vase vide que l'on rempli, de la terre amorphe que l'on façonne, du pantin ignorant qui doit obéir de manière passive au commandement autoritaire.

  
L'école, ce n'est pas l'uniformisation des esprits, l'oppression des personnalités, la soumission à l'autorité. L'école c'est la diversité de la pensée, l'expression des singularités existentielles, le tremplin vers la liberté.


La solidarité est aussi une valeur fondamentale, voire même un cheval de bataille pour Freinet.
Pour lui l'école doit être un lieu de tolérance et de respect mais aussi l'endroit privilégié ou les futurs citoyens construisent leur éthique et leur esprit critique. Elle doit promouvoir la paix et la fraternité, pas la compétition et l'affrontement.
En effet Célestin a été blessé pendant la Première Guerre Mondiale. Il en ressentira les séquelles toute sa vie qui l'empêcheront notamment d'utiliser trop souvent sa voix. Alors dans sa pédagogie ce sont les enfants qui font la classe. Il y a très peu de cours magistraux où c'est l'adulte qui dispense le savoir. Les enfants sont responsabilisés dès leur plus jeune âge. L'école fonctionne un peu comme une micro société démocratique et participative.
On sent bien là l'inspiration libertaire du pédagogue. Résistant sous l'occupation, son école fut aussi le refuge de nombreux enfants qui fuirent l'Espagne franquiste avec leurs parents.



Les élèves comprennent très rapidement qu'ils sont les acteurs de leur éducation.
Ils ont le choix dans leurs activités mais ont aussi des comptes à rendre. Ils évaluent leur niveau d'autonomie et remplissent un plan de travail faisant l'état de l'avancée de leurs compétences.
Ils se donnent des objectifs à atteindre et évaluent eux-mêmes s'ils ont rempli leur contrat, les réajustements à faire le cas échéant ou encore s'ils ont besoin de soutien.
La classe semble s'organiser d'elle-même mais l'enseignant est bien là, et il a du pain sur la planche : il doit à la fois être omniscient en développant son ubiquité pour veiller à ne laisser personne sur le bas-côté, mais également focaliser son attention sur des situations individuelles particulières gérées dans une relation de préceptorat. Les élèves s'entraident aussi naturellement puisqu'il n'y a pas d'évaluation sommative où chacun compare sa performance à celle du voisin, aidant ainsi l'enseignant qui serait autrement sollicité de toute part.
Cette organisation nécessite des outils efficaces. Freinet a utilisé et inventé bon nombre de fichiers auto-correctifs qui permettent à chaque élève de travailler individuellement à son niveau et à son rythme. On retrouve aussi un matériel de manipulation similaire à celui de Maria Montessori ou Ovide Decroly et ce dès la maternelle.


Voici le plan de travail d'un élève : au feutre rouge la limite qu'il s'était fixé, colorié en jaune le travail accompli.


Son auto-évaluation sous forme de graphique.


Il prépare la fiche pour la période suivante ...



Les élèves notent sur leur plan dès qu'ils ont accompli un travail, que ce soit un simple exercice de maths, une fiche de compréhension de lecture, un atelier de sciences, une conférence ...



Voici un exemple de fichier auto-correctif qui a un certain âge mais qui fait toujours ses preuves :


L'élève lit le texte N°1.


Puis il identifie ce qu'il a compris à l'image correspondante et regarde son numéro.


Il place la carte dans l'emplacement numéroté du support.


Une fois toutes les cartes placées il referme le support puis le retourne. Un assemblage de formes de couleurs apparaît. L'élève contrôle alors lui même le nombre de bonnes réponses.


Les ateliers de manipulation, notamment en ce qui concerne les grandeurs et les mesures, sont disponibles dans une caisse avec le matériel associé. Les élèves sont souvent accompagnés au début par l'enseignant puis ils se débrouillent tout seuls.


On comprend mieux pourquoi il a dû faire en sorte de développer l'autonomie de ses élèves et de sortir de son étroite salle de classe dès qu'il le pouvait quand on dénombre les 35 élèves qui composaient sa classe en 1933.


Une grande partie des activités se fait en groupe, sous forme de projets. Les sujets d'étude émergent la plupart du temps des découvertes et réflexions des enfants eux-mêmes. Les enquêtes sont une des démarches adoptées par Freinet pour entrainer ses élèves à s'investir dans leur scolarité.


Quand le support d'apprentissage est directement lié avec les centres d'intérêts propres aux enfants, l'enseignant est épargné de la tâche illusoire et parfois hypocrite de faire accepter aux enfants que ces savoirs dont ils ne tirent aucun bénéfice sans en comprendre la pratique immédiate leur seront, éventuellement, utiles dans leur vie d'adulte. Chacun de nous a eu un jour ou l'autre la sensation de perdre son temps en comprenant qu'il devait emmagasiner des informations absconses sans en tirer de satisfaction inhérente à ses préoccupations personnelles qui sont loin d'être insignifiantes, contrairement à ce que prétendent la majorité des adultes ayant oublié leurs souvenirs d'enfance.
Pour rendre ses expériences légitimement scolaires et créer des transversalités nécessaires avec les apprentissages fondamentaux que sont la lecture et l'écriture, une des trouvailles de Célestin Freinet c'est l'utilisation de l'imprimerie.


Les investigations, les histoires, les poèmes, les chansons, les correspondances scolaires, les rêves ... Tout est sujet à l'écriture, à l'expression.



Encore aujourd'hui, dès la maternelle les enfants sont invités à découvrir les lettres de l'alphabet qui codent les sons du langage oral en composant leurs textes qu'ils racontent à leurs maîtresses.




Il faut garder à l'esprit que Freinet était un progressiste. Il n'hésita pas à utiliser la machine à écrire, la photographie, le cinéma dès leur démocratisation.


Actuellement le support d'apprentissage du texte libre perdure à Vence, il en est même une composante majeure. Le journal "Les pionniers" est édité plusieurs fois dans l'année en utilisant le traitement de texte informatique et l'imprimante couleur !
En ce qui concerne les élèves de maternelle, leurs pages sont encore imprimées à la presse.






Freinet a rapidement compris qu'il fallait utiliser la loi 1901 sur la création d'association à but non lucratif pour revendiquer une certaine indépendance vis à vis des faibles moyens financiers octroyés par l'administration. On l'oublie souvent mais c'est lui qui créa la "coopérative scolaire", vous savez cette chose pour laquelle on demande aux parents de verser un peu d'argent en début d'année à hauteur de leurs revenus. A l'origine les enfants étaient issus de familles rurales ne pouvant pas financer davantage la scolarité de leurs enfants, alors ils devaient organiser des évènements et faire du porte à porte pour vendre les fruits de leur créativité, notamment le journal de l'école. Une fois de plus c'est en surmontant les obstacles du réel que Célestin innova dans sa démarche pédagogique.
Aussi l'esprit de cette pratique démocratique conviait les élèves à participer à la prise de décision quand à la gestion de cette cagnotte. Mais cette partie essentielle à été rapidement oubliée et c'est communément l'enseignant seul qui décide de la manière dont cet argent doit être dépensé.


D'ailleurs qu'en pensent-ils les enfants ? Des aboutissants de l'école, de la manière dont ils travaillent, de la pédagogie dont ils sont les acteurs ?
Sacha, Constance et Thaïs étaient très motivés à l'idée d'être interviewés.
Le fait que je sorte le jeu de société que j'avais conçu pour l'occasion n'a fait qu’accroitre leur enthousiasme ... Je leur ai posé différentes questions sur les thèmes qui composent l'univers de leur propre éducation.


J'ai été vraiment surpris par le niveau d'élocution de ces élèves. Une fois de plus on pourrait mettre ça sur le compte du niveau intellectuel de leurs propres parents mais avez-vous observé à quel point ceux-ci respectent et complètent la parole de l'autre. Ils sont indéniablement habitués à discuter ensemble de sujets sérieux, à exprimer leur idées et enrichir leurs conceptions en écoutant celles de leurs camarades. On décèle également que leur maître est là pour reformuler leurs dires, introduire un nouveau vocabulaire et mettre en perspective ces réflexions dans leur vie quotidienne.
J'ai découvert à mon arrivé à Vence que l'équipe enseignante était en partie assez récente. Deux sur quatre étaient nouvellement venues travailler dans cette école, il s'agit de Marie la maîtresse des maternelles (à gauche) et Aurélia la maîtresse des moyens et directrice de l'école (au centre). Marie Paule (à droite) qui assiste Marie auprès des plus jeunes élèves est là depuis beaucoup plus longtemps. Elle a même connu Madeleine, la fille de Célestin Freinet.


Il n'a pas fallu beaucoup de temps pour comprendre que nous étions sur la même longueur d'ondes et que nous parlions le même langage, progressiste pour nous, utopique pour d'autres. C'est cela qui est extraordinairement enthousiasmant quand on partage ses expériences éducatives, on se rend compte qu'il existe de nombreuses façons de construire une pédagogie moderne, que les inspirations sont multiples et les projets sont infinis. C'est ce que je recherchais dans ce voyage : rencontrer des personnes engagées et dynamiques, qui ne se laissent pas abattre par l'indifférence contemporaine mais persévèrent et réinventent perpétuellement leur métier. Cela me rappelle ce que disait Anabelle, enseignante à l'école Decroly de Bruxelles : "Ce qui fait que l'on avance dans cette profession et qu'on y prend du plaisir, c'est notre créativité. Si l'on coupe l'enseignant de sa créativité, il tombe dans la routine et devient rapidement blasé."
À la nuit tombée, après une journée de travail bien remplie, elles ont accepté de se livrer à une interview. Comme pour tout modeste enseignant, cependant habitué à se mettre en scène devant ses élèves, s'exprimer devant une caméra est nettement plus intimidant. Mais une fois de plus c'est la passion qui l'emporta et j'ai constaté à nouveau à quel point les enseignants ont beaucoup de plaisir à partager leurs conceptions. Cette quantité d'anecdotes poignantes, ces témoignages du développement des enfants, sont souvent des choses qu'on ne peut partager avec tout le monde. Alors on les garde au fond de nous, comme des preuves que nos actions sont utiles, que notre reconnaissance réside principalement dans celle que nous renvoie nos élèves et que par dessus tout, l'éducation est une juste cause.
Ma première question risque de faire redondance avec ce qui a été décrit au préalable dans cet article. Cependant c'est toujours bon de constater à quel point les principes de la pédagogie Freinet sont imbriqués, interconnectés, tissés solidement, formant une philosophie cohérente à laquelle personne ne peut rester insensible.


J'ai eu la chance pendant ces quelques jours passés à déambuler de classe en classe d'assister à des conférences. Présentées en maternelle sous forme d'affiches, demandant aux parents un certain investissement en dehors des heures de cours, elles évoluent au cours des années sous forme de diaporamas, voire de vidéos, exposant aux autres élèves des voyages, partageant des passions et hobbies personnels.
Ces moments sont d'une richesse incroyable, et l'on sent que l'assemblée est intéressée par les moindre détails, posant des questions, demandant d'approfondir certains éléments. On constate aussi rapidement la progression échelonnée sur les différents cycles. Organiser une conférence, parler à toute une assemblée pendant plusieurs dizaines de minutes, illustrer ses propos de manière appropriée, sont des compétences que l'on travaille sur la longueur, d'où l'importance d'une cohérence entre les différentes classes quant aux objectifs pédagogiques que l'on se fixe.



Les exposés sont conservés et affichés sur les murs de la classe. Les élèves peuvent ainsi les consulter régulièrement. Ils constituent un support d'apprentissage tout comme les autres traces écrites et les divers ouvrages auxquels les enseignants font référence.


Un des principaux objectifs de mon projet est de montrer à quel point le métier d'enseignant est complexe et varié. Une des difficultés que l'on ressent dès la première année et que l'on doit garder à l'esprit tout au long de sa carrière, c'est la manière dont on gère l'émulsion provoquée par l'activité des élèves. C'est souvent la première chose qu'observe un inspecteur ou un conseiller pédagogique quand il rentre dans une classe : si le professeur maîtrise efficacement le fonctionnement de sa classe.
Les parents qui nous accompagnent en sortie sont souvent impressionnés par le fait que l'on puisse gérer autant d'élèves à la fois. On en voit parfois s'assoupir dans l'autobus sur le chemin du retour. Ils se demandent comment nous trouvons la patience et l'énergie pour rester aussi alertes et disponibles.
C'est d'ailleurs ce qui rebute principalement les professeurs à rentrer en pédagogie active. Ils ont peur de ne plus pouvoir contrôler la situation et que l'agitation devienne périlleuse. Ils redoutent de laisser échapper à jamais leur autorité, qu'en laissant trop de liberté aux enfants ceux-ci tombent dans le "n'importe quoi", l'oisiveté ou la procrastination, échouant ainsi dans la mission première que leur a confiée l'institution : transmettre des savoirs. 
Ils sont aussi effrayés que cette nouvelle posture les épuise et leur demande un travail titanesque comparé à la montagne de cahiers qu'ils ont déjà à corriger dans une pratique plus conventionnelle.


Il est rare qu'un enseignant commence à travailler dans une école alternative. Dans notre système scolaire on oblige les débutants à "faire leurs armes" dans des endroits difficiles dont personne ne veut ou comme remplaçants dans différents niveaux scolaires. C'est épuisant et beaucoup sont désillusionnés ou finissent même par démissionner. Pour ma part je dois avouer que cela m'a effleuré plusieurs fois l'esprit mais cette période a eu au moins le bénéfice de me faire comprendre comment était agencé le programme de l'école primaire dans son ensemble et quelles pratiques je ne voudrais pas reproduire quand j'aurais ma propre classe. Malgré tout ce n'est souvent pas suffisant pour permettre de s'ouvrir aux pédagogies actives malheureusement toujours minoritaires. 
Marie a elle aussi pris l'initiative de se donner du temps pour visiter différentes écoles alternatives en Europe afin d'observer concrètement de telles pédagogies mises en application. À l'université les étudiants développent une certaine méfiance vis à vis des théories idéalistes qu'on leur expose et qui se révèlent extrêmement difficiles à reproduire, tant les conditions du réel sont différentes de celles, perçues comme artificielles, qu'on voit dans les vidéos du ministère de l'Éducation Nationale.
Effectivement c'est un travail de longue haleine que de mettre en place un suivi complet des membres de sa classe et de développer des techniques pour entretenir une dynamique de travail sereine. Il apparaît alors plus rassurant d'adopter un système de planification identique pour toute la classe : l'enseignant présente la leçon, les élèves s'exercent sous différentes formes, on réexplique aux enfants qui ont des difficultés puis on évalue en faisant passer des tests à la suite desquels chaque élève est sanctionné d'une note qui est sensée refléter son niveau d'acquisition de la notion. Cependant c'est un système où les élèves sont passifs, où il n'est pas garanti qu'ils aient vraiment compris la notion et où le temps d'apprentissage effectif est très faible. L'enseignant met en effet beaucoup de temps à mettre en train tous ses élèves au même moment sur la même activité. Pour les TGV, ceux qui terminent plus vite, les choix qu'on leur offre ensuite se limitent souvent à une lecture, un dessin libre ou un coloriage magique.
L'évaluation dans un système constructiviste est plus axée sur une observation continue étant donné que l'on laisse le temps à chacun de travailler à sa vitesse dans l'ordre qu'il aura choisi. Comme le rappelle justement Aurélia, liberté de choix ne signifie pas laxisme ou absence de contrainte. La pédagogie Freinet a un niveau d'exigence très élevée quant à la discipline personnelle de travail des enfants et la quantité d'activités qu'ils peuvent effectuer en une journée. C'est l'organisation même de la classe qui permet un foisonnement pareil. Comment se formalise alors le travail de l'enseignant sur le terrain ? Quels sont les attitudes qu'il développe pour accompagner ses élèves ?


Une des clés de la réussite de tous les élèves c'est la différenciation pédagogique.
Quand on a un seul niveau de classe, et que l'on ne suis pas ses élèves d'une année sur l'autre, il est très difficile de pouvoir résoudre en seulement dix mois la totalité des difficultés de chacun. C'est quasiment mission impossible. De plus si les équipes éducatives changent sans arrêt et que les établissements disposent de trop de classes, un élève en difficulté est perdu dans la masse et ne devient plus qu'une ligne dans un tableau informatique, un dossier dans un placard, un poids dont personne ne veut.
Ici l'école Freinet est de taille raisonnable. Les enseignants ont la possibilité de rassembler les classes par cycle, c'est à dire de regrouper trois niveaux, comme pour l'école privée Montessori de Lyon. Ainsi, si un élève n'a pas acquis les compétences correspondant à son âge, stipulées par les programmes officiels, alors il ne sera point stigmatisé. Il aura le temps de rattraper ce soi-disant "retard" l'année suivante et ce sous l'attention avisée du même professeur. Dans une pédagogie classique, il aurait obtenu une mauvaise note et la classe aurait continué sa progression, passant à la notion suivante, excluant cet élève de la suite des apprentissages puisque incapable de réinvestir les prérequis nécessaires. C'est un diagnostic assez simple à faire et quand vous vous en rendez compte vous vous sentez terriblement démunis puis la moutarde commence à vous monter au nez.
Vous me direz alors : "Pourquoi les enseignants ne prennent pas l'initiative de s'organiser de la sorte dans leur école ?"
Il y a plusieurs hypothèses. Peut-être se sentent-il obligés de suivre à la lettre les directives nationales ? En effet l'administration française est très pesante voire infantilisante, et les désobéissants sont souvent maltraités : mutation, suppression d'une partie du salaire, commission disciplinaire, etc. On nous rajoute sans arrêt des compétences à travailler, des dossiers à remplir pour le moindre projet pédagogique, des formations imposées, des bulletins informatisés de plus en plus complets, des évaluations nationales ou internationales commanditées par la Commission européenne afin "d'harmoniser" les apprentissages scolaires, comme ils disent. Autant de temps perdu pour s'occuper de nos élèves et construire une vraie dynamique de classe. Ce serait de la paranoïa de dire qu'il semblerait même que les pouvoirs publics soupçonnent que nous ne travaillons pas assez. C'est sans doute seulement parce qu'ils veulent se préserver de la responsabilité d'une possible gestion hasardeuse d'une école trop émancipée ... Quand bien même les enseignants arrivent à s'organiser afin de faire une demande de dérogation à l'Inspecteur d'Académie, ils sont souvent découragés, voire considérés comme manquant de volonté. Une autre raison pourrait être que la plupart des professeurs pense que cela va leur donner plus de travail ... C'est en partie vrai, mais ils omettent le fait qu'ils n'auront plus à passer des heures à remplir des bulletins ou à corriger des évaluations et des exercices dans des piles interminables de cahiers. Au lieu de ça ils devront apprendre à organiser des réunions efficaces, à concevoir un projet d'école utile, à explorer comment inclure les apprentissages dans les projets initiés par les élèves, à tolérer le bourdonnement d'une classe au travail, à chercher en équipe comment répondre aux différentes problématiques de chaque élève. On pourrait compter et constater que le nombre d'heures de travail d'un prof consciencieux serait le même, mais l'engagement dont il devra faire preuve est loin de celui demandé dans un emploi quelconque. Les étudiants ne sont pas souvent avertis de la nécessité d'un tel sacrifice et ils se rendent rapidement compte que le salaire qui va avec ne récompense pas de tels efforts. Il semble alors normal d'entretenir l'immobilisme, de reporter la faute sur les faibles moyens que nous donne le gouvernement, car c'est une fois de plus un constat que l'on peut faire. Les conditions se dégradent, les classes sont surchargées, les exigences plus nombreuses, les salaires bloqués ...
Pourquoi se donner la peine de faire des efforts ? C'est souvent une question qui revient. Voici ma réponse qui fait mouche : ma gratification c'est le plaisir qu'ont mes élèves à venir à l'école, et le mien aussi par la même occasion ;-)


Un des arguments des détracteurs de la pédagogie Freinet c'est qu'elle ne prépare pas suffisamment aux contraintes de la vie d'adulte. Les enfants à qui on donne "trop" le choix associent le travail au plaisir et non à la nécessité. Paradoxalement le mot "travail" vient du latin tripalium (un instrument de torture) et le mot "école" vient du latin skola (loisir). Donc étymologiquement le "travail scolaire" est un oxymore, cherchant à allier deux concepts antinomiques. Les parents eux aussi ont souvent des attentes contradictoires : ils veulent le bonheur de leur enfant mais aussi qu'il développe des capacités d'abnégation pour qu'il puisse s'adapter aux demandes du monde du travail. Cependant les pédagogies actives ont, si on observe attentivement, pour principale qualité de donner le goût de l'effort. Percevoir l'apprentissage comme un jeu, comprendre les règles qui régissent les choses, les manipuler afin de réaliser différents projets, n'est-ce pas une philosophie qui permettrait de transformer un labeur d'apparence pénible en un défi enthousiasmant. 
Par exemple préparer un gâteau regroupe une quantité de compétences impressionnante : lire la recette, mesurer des masses et des volumes, calculer des quantités en fonction du nombre de personnes, apprécier la durée du temps de cuisson, diviser géométriquement en parts égales, etc.


Alors que la plupart des parents se battent pour faire en sorte que leur progéniture les aide dans les tâches quotidiennes et leur montre un minimum de considération, ceux qui ont eu la chance d'avoir un enseignant ouvert à ces pédagogies modernes s'occuper de leurs enfants, les ont vu se métamorphoser, adoptant un langage soutenu, prenant des initiatives inattendues, montrant un comportement audacieux et persévérant. C'est le schisme qui réside entre l'oppression excessive menée par l'école traditionnelle et la permissivité compensatrice tout aussi extrême de certains parents qui crée des enfants inadaptés, incapables de comprendre la réciprocité entre leurs droits et leurs devoirs tant les a-t-on fait danser d'un pied sur l'autre.
Pourquoi a-t-on si peur que les enfants aiment l'école ?
Quel intérêt y a-t-il à reproduire un modèle opprimant que l'on a soi-même subi comme douloureux ?
Nous oublions souvent que la mission dont on a chargé l'école est aussi celle de perpétuer une culture, une philosophie de vie. À nous de nous questionner sur celle que l'on veut transmettre : la compétitivité individualiste écrasante ou l'entraide humaniste fraternisante ?


Aujourd'hui que reste-t-il de la pédagogie Freinet ? Quel héritage nous a-t-il légué ?
Beaucoup plus que nous le pensons. Le journal, la coopérative, la correspondance ne sont que la face visible de l'iceberg ...
Je ne comprends toujours pas pourquoi cet homme que l'on nous envie tant à l'étranger n'est pas plus reconnu en France.
S'il n'est pas figé dans un dogme mais entendu comme une dynamique moderne, je pense que les institutions ne devraient avoir aucune crainte à s'en inspirer davantage et à promouvoir ses pratiques dans la formation des futurs enseignants ...
Freinet a en son temps inventorié trente invariants pédagogiques qui pourraient constituer une base sur laquelle articuler la déontologie des enseignants français.
Parmi eux l'Invariant n°4 fait écho à ce que me disaient les enseignants de l'école démocratique de Freibourg : "nul l'enfant pas plus que l'adulte n'aime être commandé d'autorité." En effet si on y réfléchit bien, il y a une sujétion qu'on réserve aux enfants qu'aucun adulte n'accepterait.
Il y en a un autre qui interpelle quand on travaille dans un de ces gigantesques établissements des banlieues des grandes villes et qui questionne aussi l'existence des cités dortoirs dont on se demande pourquoi elles existent encore.
Invariant n°26 : "la conception actuelle des grands ensembles scolaires aboutit à l'anonymat des enfants et des adultes et de ce fait à la destruction de leurs personnalités."
L'école est alors considérée comme une usine, une caserne, une prison et l'enseignant assimilé à un petit chef, un capo, un maton.
Allez un dernier pour la route qui me rappelle le couple de l'école Montessori de Lyon qui a longtemps enseigné selon la pédagogie Freinet.
Invariant n°18 : "l'enfant ne se fatigue pas à faire un travail qui est dans sa ligne de vie, qui lui est pour ainsi dire fonctionnel."
Si vous êtes intéressés par consulter la totalité de ses Invariants et apprécier la sagacité de ses commentaires voici le lien : Les invariants pédagogiques
Le prochain article, un peu plus concis, promis, sera consacré à Thibaut, un jeune enseignant-chercheur qui dans sa petite école "laboratoire" de la Drôme pratique et modernise la pédagogie Freinet à la lueur des découvertes faites depuis en Sciences de l'Éducation.
Je suis actuellement au Mexique. Je suis allé en Catalogne, en Finlande et au Québec. Ce portrait, je l'ai vu dans de nombreuses écoles à l'étranger. A nous français, de nous le réapproprier.